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La Bête Errante: Roman vécu du Grand Nord Canadien

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CHAPITRE XV

UN VOL OBLIQUE DANS LE CIEL

— On part, master?

— Oui.

Chaque matin, c'est la demande de Billikins, la réponse d'Hurricane. On va, on court, on s'arrête, on scrute l'horizon et, dans la nuit, on revient pour repartir à l'aube. Les chiens sont éreintés. Hâve, Billikins ne se soutient qu'à force d'orgueil. Hurricane est en splendide forme. Les muscles durs, la volonté maîtresse de ses nerfs, il est beau comme un héros antique.

Le thermomètre est descendu jusqu'à 50. Le mercure a gelé dans le tube de verre. Les deux hommes ont parcouru le trail pour l'inutile voyage. Onze fois, les chiens attelés, les hommes sont partis. Hommes et bêtes sont revenus harassés onze fois.

— On part, master?

Et, sans attendre la réponse, Billikins s'apprête à sortir.

— Non, reste.

Surpris, l'Indien se retourna à demi.

— On ne…

Hurricane secoue la tête.

— Bon…

Et, sans plus rien dire, Billy s'installe sur un escabeau, retire ses mocassins et se grille les pieds avec béatitude.

Face à lui, bras croisés, jambes étendues, Hurricane fume la pipe, qu'il tient placée de guingois entre les dents. Il se rôtit les pattes : une heure, deux heures, trois heures. Surtout si l'on pense qu'en ce moment même on pourrait piétiner dans la neige, cela donne des pensées égoïstes, oui, mais, à la longue, c'est fastidieux.

Bill essaye d'amorcer une conversation.

— Les chiens…

Hurricane mâche son tuyau. Un grognement sort, quelque chose comme : « Je m'en f… »

Les chiens ne l'intéressent pas. Silence. Habituellement, l'homme blanc est sensible aux histoires des indigènes.

— Mon père, qui accompagnait Labarge en 1867…

— M'en f…

Billikins est froissé dans son amour filial. Mais il est tenace et ne se tient pas pour battu.

— Un jour, les Indiens de la Tanana, qu'on appelle Gens de la Butte, remontèrent le Yukon jusqu'à Pelly River. Là, ils trouvèrent les Indiens Birch, de la tribu du Bouleau, avec lesquels ils firent alliance pour combattre la tribu du Rat, installée de l'autre côté du fleuve, sur la Porcupine…

Tiens, tiens, Hurricane ne s'en f… plus. Billy tend l'oreille. Hélas! le cher garçon dort ; un filet de fumée part, qui va s'amincissant, du fourneau de sa pipe.

Vexé, Billikins se lève. Il chausse ses mocassins, dont il dédaigne de nouer les lacets et, derrière la vitre, il se fige dans la contemplation du thermomètre.

Du 11 au 23 avril, on a couru le trail par une température abominable ; aujourd'hui, 24, le thermomètre est remonté de plusieurs échelons. 16°, c'est exquis… Et l'on reste à la maison. Vraiment, de quoi est faite la cervelle des hommes blancs.

Et Billy s'amuse à regarder les garçons qui passent.

Tiens, Mac Waddington a mis un col de castor à sa veste de peau. William N. Flattery a des bottes neuves. Espérance Picard, le Canadien de la paroisse de Québec, a ses raquettes sous son bras.

Mais la seule rue du camp est peu réjouissante. Il n'y a plus aucune animation, et Billikins, délaissant la terre, laisse errer sa pensée vers le ciel.

Le ciel, moins lourd de neige, est d'un gris perlé. Des nuages y poursuivent une route incertaine. C'est très amusant, les nuages. On y retrouve toutes les figures sculptées sur les totems : le hibou, l'ours, le glouton, le renard, l'élan, le phoque, le morse, le loup et le corbeau. Des figures humaines aussi… Un rire silencieux plisse les yeux de Billy qui reconnaît certains de sa tribu.

Soudain, il cligne les paupières… Non, il ne rêve pas : là-bas, montant de l'horizon, ça n'est pas un nuage, il en est sûr… Ce sont des oies, les oies qui viennent du Sud, les oies annonciatrices de la saison nouvelle. La terre va quitter sa robe glacée, des torrents tumultueux vont courir, le fleuve va bouillonner… Les herbes, les fleurs, le printemps!

Il répète machinalement :

— Les oies! les oies!

— Que dites-vous?

Hurricane ne dormait donc pas aussi profondément qu'on le croyait.

— Bien oui, les oies.

Repoussant son escabeau qui tombe les quatre pieds en l'air, d'un bond, Hurricane est à la porte qu'il ouvre.

Le vol passe, oblique, sur leurs têtes.

La joie d'Hurricane se donne libre cours. Il tient aux épaules Billikins qu'il secoue.

— Oui, mon vieux, des oies! Le Yukon va rompre sa barrière de glace ; avant huit jours la débâcle sera complète et, sur les eaux libres, les bateaux descendront — le steamer à palettes, les bateaux plats, les canots indigènes… C'est bien le diable si Gregory Land n'est pas parmi les premiers arrivants.

La joie rassemble les garçons au saloon de la Branche de Saule, et l'on boit à la mort de la mauvaise saison. Finie la longue nuit arctique, disparu le labeur incertain… On boit à la fortune qui va enfin faire connaître ses favoris ; l'eau coulera dans les sluice-boxes, l'on va voir la couleur de la paye! En attendant, on voit celle de l'alcool. Le rêve est tenace au cœur des jeunes hommes. Et, dans l'ivresse qui monte, des projets naissent dont le destin crèvera la bulle d'illusion.

Qu'importe! si à l'heure présente on jouit du bonheur qui s'offre.

Le whisky échauffe les cervelles et le jeu émousse les âmes.

Leur vie n'est-elle pas un jeu de tous les instants? On la joue contre la bonne ou la mauvaise fortune, à la mine, sur le trail, contre le climat, contre les bêtes, contre les hommes.

L'action est tout. Sur les champs d'Alaska, de Dyea à Point Barrow, des bouches du Yukon au delta du Mackenzie, rien ne souffre la médiocrité. Il n'y a pas de place pour le « juste milieu ». Des extrêmes, oui, mais pas de compromis. Toute la force ou toute la faiblesse. La sélection s'opère d'elle-même. Non la force brutale, mais l'âme la mieux trempée. Les nations dites civilisées meurent ou mourront de la bonne petite vie sans à-coup, elles passeront de l'immobilité à la mort sans transition et sans y prendre garde.

Les peuples heureux ont des histoires qui sont l'Histoire tout court.

Exaltation du courage. Les vertus civiques valent mieux que les vertus guerrières. Mourir pour une belle cause est juste, mais mourir sans savoir pourquoi ou pour qui est impie.

Le destin est dans le cornet de cuir où se choquent les dés, c'est lui qui tient « la main ».

Le vaincu n'est pas celui qui perd, mais celui qui passe ; celui-ci s'élimine de lui-même. C'est le suicidé. Le perdant a vibré une minute, une heure, une vie. Il a vécu.

« I take a chance », c'est la phrase qui est sur toutes les lèvres, et la plupart ne sont pas là pour l'appétit de l'or, mais pour les émotions du jeu.

Des creeks délaissés monte l'espoir des récoltes prochaines ; les lourds pilons du moulin qui broie l'or scandent la promesse des richesses futures.

Dehors, le paysage glacé s'immobilise, mais on sait que demain viendra. Alors, dans le saloon, les garçons ont le cœur en fête, les enjeux sont criés, les chansons mêlent leurs refrains, l'accordéon gémit à contre-temps de la guitare, cependant que le phonographe tourne des choses nasillardes qui font s'esclaffer les chercheurs d'or.

Il y a des bruits de verres, des trépignements de danses, des cris d'ivrognes, des offres de paris.

Whisky and gin, half and half.

— James, vous serez « ma dame » pour le prochain fox-trot.

— Je parie vingt dollars que la débâcle se fera le 25.

— Tenu.

— Cinquante dollars qu'elle commencera au matin.

All right. Je suis votre homme.

Et, soudain, les deux battants de la porte s'ouvrent sous une poussée, une trombe s'engouffre avec des clameurs, des abois, des claquements de fouet. C'est Gregory Land et son mail stage qui se paient une « entrée » fantaisiste dans le bar de la Branche de Saule.

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