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La Bête Errante: Roman vécu du Grand Nord Canadien

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CHAPITRE XXXVII

CORONADO-ISLAND

— Il vous plaît à vous, ce garçon?

— Je l'avoue.

— Une brute qui vient d'on ne sait où.

— Un « vaquero ».

— « Vaquero » est joli.

— Il en a les épaules et les mains.

— C'est vrai. Avez-vous vu ses mains?

— Moi, je l'aime tel qu'il est.

— Oh! vous…

— Qu'est-ce à dire? fait l'admiratrice d'un ton sec.

L'autre n'insiste pas.

— Croyez-vous à ces histoires d'Alaska dont les journaux nous ont rebattu les oreilles?

— Un filon bien pauvre, si filon il y a.

— Pensez-vous que s'il n'était pas riche, Dolly…

— Ah! Dolly!…

Un geste suspend la phrase que les écouteurs complètent à leur gré. Un silence, puis quelqu'un reprend :

— Son règne sera court.

— Qui sait? Notre « star » a l'âme tendre.

— Cœur de Dolly, cœur de Carmen.

— Précisément, et vous savez, « les amours de Carmen ne durent pas six mois ».

L'homme a chantonné en français. La femme interroge :

— Vous dites?

— Chère, ce serait trop long à vous expliquer.

Le papotage continue. Insensibles à la beauté du paysage, incapables de concevoir l'heure qui passe, trois gentlemen, une femme ont une proie. Les dents mordillent, les cigares sont exquis, les rocking-chairs confortables, la camarade joue de l'éventail, son sourire est un engagement ; elle défend l'homme, abandonne l'amie.

De la vérandah arrivent des accords, violons et violoncelles, valse viennoise, exécutants en smoking de couleur.


Et Hurricane songe, assoupi, à des choses confuses. Il ne se rend pas très bien compte de ce qu'il est venu faire là. Le balancement endort son esprit qui saisit par instants un motif musical, une nuance, un parfum.

Son âme est étonnée de vivre sous ce ciel lumineux, après l'angoissante nuit polaire.

Au fait, oui, pourquoi? Pourquoi est-il là?

Un hôtel bien connu, dont l'aile gauche est pareille à un manège de chevaux de bois surmonté d'un pigeonnier ; l'aile droite porte, sur sa façade, un étrange motif qui, partant du troisième étage, grimpe par-dessus le toit ; un toit rabattu en trois morceaux comme une coiffe de paysanne. Le centre est germano-hollandais, flanqué d'une tourelle trouée de seize fenêtres.

De chaque côté, des vérandahs en rotonde et des terrasses avec une balustrade de bois. C'est, selon les « guides », le plus bel hôtel in the world.

Bah! il n'y a qu'à tourner le dos à l'œuvre des hommes, la nature s'offre, généreuse.

En face de San-Diego, entre le Pacifique et la Baie, l'île de Coronado est une tache verte entre le bleu du ciel et le bleu de la mer.

Les magnolias, les palmiers, les bananiers, les camphriers se mêlent aux orangers, les champs d'œillets alternent avec les champs d'héliotropes.

Le long des murs s'accrochent les bougainvilleas pourpres, les roses en grappes ou les géraniums couleur de chair.

C'est doux, c'est bon ; les parfums montent, subtils et rares ; les vagues se déroulent mollement, presque sans bruit ; un pinson trille sur un poivrier sauvage.

Le trail, la mine, le froid, l'éternel crépuscule, tout est brouillé dans son souvenir, tout s'estompe et s'efface devant la splendeur du soleil qui englobe dans une même caresse la terre et l'océan.

Le cœur d'Hurricane s'engourdit. Mais sa pensée veille.

L'orchestre attaque une czarda. Le rythme violent crispe les nerfs. Des enfants criards se poursuivent, des gens, qui ont trop bien déjeuné, passent. Ce sont les heureux de ce monde, c'est pour eux que, là-haut, des hommes peinent. La chair oublie vite, il suffit d'un peu de soleil, mais du profond de l'âme s'élève le souvenir des jours qu'on a vécus, ce qui ne meurt jamais en nous.

Ses lèvres font un mouvement involontaire comme si elles avaient goûté quelque chose d'amer.

Cette barque qui fuit, penchée par la brise, presque couchée sur les flots, elle est blanche comme la neige polaire… Non, ça n'est pas vrai, le soleil ne luit pas pour tout le monde. La machine ronde ne reçoit pas tous les rayons : ici ils criblent l'eau ; là-bas, c'est une boule qui roule jaune, maladive et sans gloire.

L'iode de la mer avive ses poumons. Là-bas le froid les mordait, rien ne troublait le grand silence blanc. Ici le feuillage frissonne de la chanson des oiseaux, chaque branche cache un nid.

Il a la joie des yeux. A-t-il la joie du cœur?

Une phrase revient : « Partez, mon cher petit, il faut toujours suivre son cœur. »

C'est Flossie qui parlait ainsi, amie fidèle.

Et, lâchement, il a repris la piste. Dawson l'a revu ; il a franchi la passe… Skagway, le steamer, Juneau, Vancouver, San-Francisco…

Los Angeles! « Nuestra Señora, Reina de Los Angeles! » Et, depuis cinq semaines, il a suivi le destin de Dolly, fille fantasque et « star » de cinéma.

Les journaux ont publié ses exploits ; il a été la grande vedette pendant quarante-huit heures ; puis, un boxeur anglais ayant fait une performance remarquable, l'actualité l'a abandonné. Après les gazettes, les salons se sont disputé sa présence. Dolly l'a traîné partout comme une bête, bête un peu sauvage, mais, de ce fait même, combien plus intéressante.

C'est elle qui l'a découvert, elle se doit à sa renommée. Cette horrible histoire de la piste perdue, mon Dieu, comme c'est excitant! Alors, vrai, ce Gregory a préféré garder les sacs de la poste que la nourriture?

— Encore un peu de thé, chère amie?

— C'est un homme épouvantable.

— Moi, je ne l'aurais pas laissé faire.

— Un sucre?… deux?…

— Dolly, il est très gentil, votre flirt?

— Un peu ours cependant. Oui, c'est cela, ours. Cela ne vous fâche pas, divine?

Et Dolly rit de toutes ses petites dents aiguës qui croquent si gentiment les galettes.

Ces lambeaux de phrases reviennent, sans effacer pourtant la voix qui disait :

« Partez, partez, mon cher petit, il faut toujours suivre son cœur. »

C'est pourtant une fille hors la loi du monde qui a dit cela. Il y avait une eau trouble dans ses yeux, ses cils battaient. Ses lèvres frémissaient un peu, mais la main loyale ne tremblait pas.


— Vous n'avez pas vu mon grizzly?

C'est Dolly qui s'informe, et les bons camarades l'accueillent avec des propos joyeux.

— Non, ma foi, on ne l'a pas vu.

— Dolly, ma chérie, moi, je le trouve très bien ce garçon.

— Il n'a pas l'habitude, vous savez…

— Moi, si j'étais vous, j'aurais peur.

— Peur de lui, mon Dieu, comme c'est drôle…

Le rire de Dolly est un grelot qui tinte. Soudain, il s'arrête net.

— Mais il est là, voyez, tout contre les palmiers.

Effarés, les causeurs se regardent. Comment il était là, il aura, certes, entendu… Mais non, il dormait.

L'ours se chauffait au soleil.

— Hello! Hello! Hello!

Cet appel éveille d'autres souvenirs. Hurricane se dresse comme pour y répondre. Il a une telle mine effarée que tous éclatent de rire. Ce rire déconcerte l'homme qui descend des hauteurs polaires pour se retrouver dans un hôtel à la mode parmi des viveurs et des grincements de violons.

— Pourquoi riez-vous?

La voix est dure.

Le grelot tinte, tinte…

— Non, vraiment, il est impayable, l'avez-vous entendu?… Un ours, je vous dis, un ours… Voilà, nous retournons à Diego, puis Ramon nous conduira en auto à Point Loma, où il y a des couchers de soleil remarquables.

— Je suis au regret, Dolly, mais vous irez sans moi.

D'un geste rude, il écarte la jeune fille, un instant déconcertée. Mais bientôt elle se reprend, le grelot de son rire tinte clair, un peu moins clair pourtant, cependant qu'Hurricane descend à larges enjambées vers la mer océane.

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