La Bête Errante: Roman vécu du Grand Nord Canadien
CHAPITRE II
COMMENT HURRICANE EUT UN CHIEN
— Tuhayaâ… Eho, eho!
La poste arrive, dans la clameur des mineurs assemblés, les claquements du fouet et l'aboiement des chiens.
Après un virage savant, le mail stage s'arrête devant le saloon de Cariboo-Kid.
Gregory Land, le maître-postier, rejette les couvertures de laine et saute sur la terre gelée, cependant que les chiens, haletants encore, tirent la langue et font cliqueter leurs harnais.
Une bête, qui courait libre sur le flanc de ses compagnons, s'arrête brusquement, les pattes arc-boutées, puis, par jeu, creuse la neige qu'elle lance à la figure des chercheurs d'or.
— La paix, Hurricane, commande Gregory.
Le chien stoppe, tourne à demi la tête du côté de son maître, puis, se glissant derrière lui, va mordiller les pattes du wheeler (chien de queue).
Celui-ci, fou, tire sur les harnais en hurlant ; pris de peur, les chiens partent comme une flèche.
Gregory Land a, par bonheur, le temps de sauter sur le taku et de saisir les rênes pour maîtriser son équipe.
Hurricane joue à se rouler dans la neige.
Lettres et paquets distribués, les mineurs favorisés se retirent avec, sur le visage, un masque d'homme heureux. Le dos appuyé au mât de sapin au haut duquel flotte le pavillon de Sa Majesté britannique, Hurricane, l'homme, regarde Hurricane, le chien.
Le chercheur d'or a, au fond des yeux, ce regret que laisse la joie des autres. L'ennui griffe la face volontaire, la moue dessine un bicorne à ses lèvres.
Gregory Land, habitué à la terre polaire, comprend ce qui bouleverse cette âme.
Avec une tendresse bourrue, il s'informe :
— Eh bien, camarade, on est venu prendre sa chance?
— Comme vous voyez.
— Nouveau?
— Depuis six mois. Deux mois de Dawson, deux mois de piste, deux mois de camp.
— La terre paye-t-elle ici?
Hurricane lève les épaules, ce qui signifie que cela n'a aucune importance ; il répond malgré lui à haute voix :
— Vivre ici ou ailleurs.
Et, changeant le cours de la conversation, il s'informe :
— Le trail?
— Le trail? Idéal, mon garçon. Depuis la Stewart la piste est un ruban. Aussi j'ai gratté deux jours sur mon itinéraire.
Et, levant les bras au ciel, il s'exclame, radieux :
— Deux jours qui ne doivent rien au Gouvernement! Par Dieu, j'en veux faire bon usage.
— Le bar?
— Non, le lit… J'ai calculé, garçon, que le Gouvernement, que Dieu garde! me doit sept ans de sommeil. Deux jours, c'est toujours ça de pris, n'est-ce pas?
Tout en parlant, Gregory visite les pattes de ses chiens.
— Rien de cassé, ça va. Allez, mes fistons…
— Un coup de main?
— Ça n'est pas de refus.
Le postier siffle, les chiens donnent un effort et le traîneau glisse.
Hurricane, le chien, s'est juché sur le siège arrière et ses yeux à moitié clos laissent apercevoir une pointe lumineuse où il y a autant de roublardise que de malice.
… Les chiens dételés étirent leurs membres, d'autres se couchent, quelques-uns attendent patiemment, assis sur leur train, les oreilles droites, le museau levé.
Hurricane va de l'un à l'autre. L'air de ne pas trop se rendre compte de ce qu'il fait, il bouscule l'un, marche sur le corps de l'autre, donne un coup d'épaule sournois à celui-ci, roule celui-là…
L'un d'eux, moins commode, se redresse, hargneux, les crocs dehors ; immédiatement, Hurricane fait volte-face, l'œil rouge, la gueule droite.
— La paix, vous autres, ordonne Gregory.
Le chien attaqué obéit. Hurricane prend un air bon enfant et vient solliciter une tape amicale.
— Une belle bête que vous avez là.
— Un joli chameau, réplique le postier. Oui, un joli chameau de chien.
— Un huskie?
— Yes, un huskie par son père, Tempest, un fameux chien, mon leader… Sa mère? Une louve de la Tanana.
Pendant qu'ils parlent, le chien s'avance prudemment vers son adversaire qui le regarde venir du coin de l'œil, les oreilles rabattues, les jarrets prêts à se détendre.
— Ici, Hurricane!
— Vous dites?
— Hurricane.
— Ça c'est drôle.
Et l'homme rit franchement.
— Pourquoi?
— Hurricane, c'est moi.
— Vous?
— Comme je vous le dis.
— C'est vous, Hurricane, l'homme du Green Tree?
— Moi.
— Old chap, enchanté de vous connaître. Vous avez sérieusement étrillé cette vieille mule de Joe… Enchanté, cher garçon, enchanté.
Et le postier secoue le bras d'Hurricane qui rit.
Hurricane-chien, voyant l'hilarité des hommes, se met à rire aussi en aboyant à petits coups, les yeux plissés, la gueule de travers.
… Le soir, tout en faisant dégeler les haricots et fondre le lard au bout d'une fourchette, Hurricane demande.
— Pourquoi ne l'attelez-vous pas?
— Qui?
— Hurricane.
— Hurricane! Un ouragan pareil!
Gregory lève le bras qui tient la fourchette et le lard pleure une larme qui tombe dans le feu en grésillant.
— Voilà vingt ans que je conduis des chiens sur les pistes de ce sacré pays. Je connais mes bêtes, hein! Comme Hurricane, jamais vu, non jamais!
— Voulez-vous me le vendre?
Du coup, le postier lâche le lard et la fourchette. Il est debout, indigné.
— Vendre un chien, moi, moi! (Et il se frappe à grands coups la poitrine.) Tenez, si vous n'étiez pas un chechaquo, un nouveau débarqué, je vous aurais fait tâter de ces deux poings.
« Est-ce que j'ai l'allure d'un marchand de chiens, moi! Il faut que la solitude vous ait rongé la boule ou que vous ne connaissiez pas Gregory Land. Sans cela… Mes chiens, c'est moi! Est-ce que je suis à vendre, moi? Auriez-vous trouvé le filon des filons pour me payer?
« J'ai tort de me mettre en colère, vous ne savez pas, vous ne pouvez pas savoir. »
Et le postier se rassied. Après un moment, il repart :
— Mes chiens, garçon, c'est ma vie… c'est ma joie… j'ai franchi avec eux soixante fois la Passe, je me suis promené avec eux du delta du Yukon aux bouches du Mackenzie, je me suis égaré sur le trail durant des semaines, j'en ai vu mourir de froid et de faim sans rien pouvoir pour eux. J'ai donné à Ruff, qui agonisait, ma dernière poignée de fèves. Avec eux, j'ai parcouru le Grand Nord, la terre du grand silence blanc, depuis Winnipeg jusqu'à Point Barrow.
« J'ai bu avec eux les eaux du lac Doré, dans le Saskatchewan, et sauté les rapides de la Takhena un jour de débâcle.
« Au lac de la Hache, j'en ai perdu deux et j'ai pleuré ; sur le lac du Grand Ours, j'ai attrapé les fièvres et c'est Tempest qui a pris la direction de ma vie ; il a remonté la rivière des Peaux-de-Lièvres et ne s'est arrêté que devant Good Hope, où les gens de la police montée nous ont recueillis.
« A trois milles du Lac Noir, dans le pays des Chippewayans, un Indien est venu m'attaquer. Polly, une bête du Labrador, lui a coupé la gorge d'un seul coup. »
Et Gregory Land fait sauter les haricots et le lard, coupé en morceaux, dans la poêle, en disant :
— Vendre un chien, moi! Vous êtes fou, mon camarade.
Il ouvre son couteau, pique un lardon, puis, entre deux bouchées, il ajoute :
— Maintenant, vous savez, si la bête vous plaît… Après tout, moi, ça m'est égal… je vous la donne.