La Bête Errante: Roman vécu du Grand Nord Canadien
CHAPITRE VII
LA DERNIÈRE CHANCE
Last Chance, un camp de mineurs entre l'Alaska canadien et l'Alaska yankee.
Last Chance, étape nécessaire — moitié moitié — sur le trail qui, de Forty Miles, traverse la frontière vers Eagle.
Quel est le garçon que le destin a conduit jusqu'ici pour tenter sa dernière chance?
Etait-il à bout de volonté ou simplement beau joueur? Son pic a sonné sur le roc et les flancs de Ogilvie-Range ont donné de l'or à sa peine.
A Last Chance « la terre paie », aussi le saloon de James W. Blackfoot est-il des mieux achalandés.
Il a triple rangée de bouteilles derrière le comptoir d'acajou — un comptoir que James W. Blackfoot a fait venir à grands frais de Vancouver — un luxe quoi! Le Maître de l'alcool a des prévenances pour sa clientèle qu'il mène rudement, ainsi qu'il convient au tenancier d'un bar qui a établi ses affaires passé le 63e degré de latitude nord.
S'il vend cher son whisky? Cela va de soi. Ne faut-il pas payer le piano mécanique qui, durant des heures, moud des airs échevelés ou sentimentaux. Les fox-trots pour plaire aux Anglo-saxons, « Santa Lucia » ou « Connais-tu le pays » pour les Latins.
James W. Blackfoot avance aux joueurs malheureux un peu d'or pour acquitter leurs dettes, moyennant quelques dollars d'intérêt, c'est évident. Rien pour rien et les bonnes affaires sont nos affaires!
Ce soir, les deux salles du saloon sont en fête : Andrew Fallingtown a ramené d'un coup de pioche une pépite qui, mise sur la balance, a marqué une livre anglaise.
Last Chance! Cela s'arrose. On boit aux frais d'Andrew Fallingtown.
Un ivrogne, ce fellow, mais un si bon type. Sa dernière chance n'est jamais la dernière ; s'il joue, il gagne ; s'il achète un claim qui ne rend pas, huit jours après il lave pour 150 dollars d'or. Et quelle imagination aussi! Il est au Klondyke depuis les temps héroïques, il a participé à tous les beaux coups. Il était là lors de la Bonanza, il a ramassé un million de dollars de paye.
S'il les a gardés? A d'autres! L'or qu'on trouve glisse entre les doigts comme l'eau des sluice-boxes!
C'est lui qui envoya les garçons travaillant pour son compte à seize dollars par jour, rafler tout l'extra-dry des saloons de Dawson ; les compagnons ayant mené à bien cette mission de confiance, Andrew Fallingtown prit un bain de Champagne.
Après quoi, les messagers furent autorisés à boire le liquide. Ce dont ils ne se privèrent pas, à ce que l'on dit, car on garde encore en Alaska le souvenir de cette mémorable soulographie.
Le million de dollars fondit comme neige au soleil. Andrew Fallingtown remonta vers le Nord. Pour l'heure, il fête sa « dernière chance ».
Le piano mécanique n'arrête pas. Les dancing-girls n'arrivent pas à contenter la clientèle. Un dollar le tour de valse — pour le compte de James W. Blackfoot évidemment ; aussi des mineurs dévoués, un mouchoir noué au bras, font l'office de cavalières.
Dans l'autre salle, ceux que la danse n'intéresse pas tiennent un jeu d'enfer ; le pharo a quelques adeptes, mais le poker mène le branle. Il y a des « pots » de cinq mille dollars. Chaque bout de carton porte un chiffre qui n'est pas inférieur à 100 et la signature du joueur. La partie finie, on échange les cartons contre de la poudre d'or ou des dollars papiers.
Les deux pieds sur la table, la tête auréolée de fumée, la pipe aux dents, Gregory Land savoure l'heure qui s'offre, avec béatitude.
Hurricane s'absorbe dans la lecture d'un journal vieux de deux mois.
Tous deux sont plus isolés dans cette pièce tumultueuse que s'ils étaient seuls dans la plaine ou les bois.
Soudain Gregory descend une jambe, puis une autre jambe ; il se relève ensuite d'un coup de rein et, les yeux fixes, la face tendue, il se perd dans l'examen d'un objet qui attire à tel point son attention qu'il paraît hypnotisé.
Deux minutes passent. Le postier enlève sa pipe et l'éteint avec son pouce.
L'affaire paraît d'importance. Les sourcils se rapprochent, deux plis parallèles barrent le front. Diable! cela ne va pas. C'est aussi l'avis de Gregory qui jure entre les dents.
Il se lève et, profitant de l'absence de James W. Blackfoot qui est allé mettre à la raison deux mauvais drôles qui se cognaient dans la salle de jeu, il se glisse derrière le comptoir et examine, parmi les raquettes accrochées, une raquette où un nom est gravé au couteau.
James W. Blackfoot revient et aperçoit le postier qui tranquillement quitte la place. Le tenancier devient écarlate, son cou se congestionne. Les veines saillent comme des cordes. Le bull va foncer.
Mais Gregory Land n'est pas un apprenti qu'on tance, ni un ancien à qui l'on impose sa volonté. Gregory Land est connu de tous, aimé de tous. Il n'a pas un ennemi sur tout le territoire du Yukon, qu'il soit yankee ou canadien.
Gregory est l'homme qui porte les nouvelles et soutient l'espérance. Qui mieux est, c'est un camarade au bras et à la bourse duquel on ne fait jamais appel en vain.
James W. Blackfoot s'adoucit, il offre :
— Un whisky?
— Whisky et gin, half and half.
L'hôte se sert une rasade. Les deux hommes portent leur verre à hauteur de l'œil, puis d'un trait le vident.
Le postier reste accoudé au comptoir.
— C'est à vous, ça?
Du menton, il désigne les raquettes alignées. D'un ton indifférent, le patron répond :
— Des gages.
J. W. Blackfoot prête à la petite semaine, cela se sait ; aussi accompagne-t-il sa réponse d'un rire qui secoue ses épaules.
Gregory, par politesse, rit de son rire rouillé, puis, après avoir donné une tape amicale à l'homme, revient à sa place à petits pas.
Une fois assis, il sort de sa poche le porte-feuille du pauvre bougre qui a fini sa chance dans les ravins de Hell's Mount.
Il examine quelques papiers, puis un tic tire sa bouche.
— Hello, garçon!
Hurricane, absorbé par la lecture, ne répond pas.
— Hello!
Hurricane lève la tête, son regard rencontre les yeux gris d'acier du postier dont les lèvres remuent à peine lorsqu'il prononce :
— Faites semblant de lire votre journal et pour Dieu ne perdez pas une de mes paroles.
Il lui parle bas, vite, très vite ; pas un pli de sa face ne bouge, sa résolution est arrêtée, il a tout son sang-froid.
Il termine :
— Vous avez bien compris, alors attention, de l'œil, hein! garçon!
Hurricane se lève. Gregory le rappelle.
— Vous savez qu'on peut y laisser sa peau?
Hurricane lève les épaules. Cette question! parbleu, il le sait, mais est-ce que cela a de l'importance?
Alors Gregory, une main sur l'épaule du jeune homme, le fixe droit dans les yeux et lui dit simplement :
— Vous êtes un cher individu.