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La Bête Errante: Roman vécu du Grand Nord Canadien

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CHAPITRE IV

LES JOYEUX GARÇONS

— Vous redescendez sur Dawson, Master Gregory?

— Sur Dawson? Non, camarade, je pique droit au Nord, je vais dans l'Alaska yankee, du côté d'Eagle-City. Je descendrai le Yukon jusqu'à la Tanana River. Si le cœur vous en dit?

— Je veux bien, sir, j'en ai assez de picorer la terre comme une poule. Jim Parry m'offre cinq cents dollars de ma concession.

— Cinq cents dollars, c'est une affaire, surtout qu'il ne doit pas y avoir lourd à gratter sur votre claim.

— Peuh! deux dollars de « paie » coûtent un dollar.

— Vendez, garçon, vendez, et si ça vous chante, demain, à six heures, mon sleigh sera devant la porte.

All right!

Sur ce, Gregory Land s'enveloppe dans une couverture indienne et s'endort devant le feu.

Hurricane met ses raquettes, sort, relève son col de woolverine et s'en va retrouver Jim Parry aux Merry Boys, le saloon de Cariboo Kid.

Un violon minable grince un one-step. Jim danse avec une girl.

Hello, boy!

Hello.

Jim s'arrête, la danseuse passe aux bras d'un autre cavalier.

— Comment êtes-vous?

— Confortable.

Les deux mineurs, les coudes sur la table, discutent. Dix minutes après Hurricane a vendu sa concession de Cariboo Kid à Jim Parry moyennant cinq cents dollars. La chose est enregistrée devant le commissaire du Gouvernement et les droits versés.

Hurricane serre la poudre d'or, montant du prix d'achat, dans sa ceinture de cuir.

La musique s'arrête, les danseurs s'égaillent et s'accoudent au comptoir. La girl qui dansait avec Jim s'approche.

L'affaire est bonne. Hurricane offre à boire.

Sans façon, la jeune fille s'assied sur la table, rejetant en arrière le châle qui l'enveloppe.

La lumière éclaire en plein sa face rieuse que le charbonnage des yeux et le trait saignant des lèvres n'arrivent pas à enlaidir.

Elle glisse une paille à cocktail dans le cou d'Hurricane qui, chatouillé, fait le geste de chasser un insecte.

— Ça n'est pas souvent que l'on vous voit ici.

C'est Jim qui parle après avoir, d'un trait, vidé son verre de whisky.

— Vous n'aimez pas danser?

Hurricane ne répond pas, la girl insiste :

Le jeune homme fait une moue.

— Je crois bien qu'autrefois, oui, j'ai dansé.

Curieuse, la fille demande :

— Où ça?

— Là-bas, quelque part, dans le Sud. J'ai dansé, j'ai joué, j'ai bu… mais cela ne m'intéresse plus.

Et Hurricane se tait. Dans ses yeux passent des visions lointaines.

Jim Parry tape sa pipe sur le bois de la table et dit :

— Flossie, vous importunez ce garçon…

— Ça n'est pas un garçon, Jim, c'est une fille.

Et son rire éclate, sonore, qui découvre une double rangée de dents petites et nettes.

A ce moment, Frank Lippmann, un mineur bavarois, s'approche, la face goguenarde, la pipe au bec, hirsute, sale, magnifique.

Il va droit à Flossie, lui lance, en manière de politesse, une bouffée de tabac à la figure :

— Foulez-vous tanser avec moi?

La fumée fait tousser la fille.

Cela amuse fortement la brute qui pousse des hoch! hoch! frénétiques.

Hurricane intervient :

— La paix, je vous prie.

Cela a été dit sur un tel ton que Frank Lippmann bat en retraite prudemment :

— C'est pon, c'est pon… on fous la laisse fotre boule…

Il va au poêle, dont il ouvre le foyer ; avec un papier il rallume sa pipe.

La flamme amuse un instant l'ivrogne ; une idée stupide traverse son esprit.

Il revient vers le groupe et, profitant de l'inattention de Jim et d'Hurricane, il met le feu aux franges du fichu. En dix secondes, Flossie est environnée de flammes.

Jim se précipite, mais Hurricane l'a devancé. Il arrache le vêtement. D'un bond il est dehors. Le châle, qui achève de brûler, met sur la neige une tache rouge.

Hurricane a repoussé la porte. Il est debout, les mains au dos. Son regard cherche et se pose sur Lippmann qui, trouvant son action très drôle, s'étrangle à force de rire.

Hurricane marche vers lui et, avant que l'autre soit revenu de sa stupéfaction, il le saisit au collet, le ploie aux pieds de Flossie et ordonne :

— Demande pardon.

A moitié étranglé, la brute marmotte :

— Bardon… bar… don…

C'est tellement comique que tous les mineurs et Hurricane lui-même éclatent de rire. L'autre, stupide, ne comprenant pas plus cette hilarité que cette colère, reste accroupi, effaré, bégayant encore :

— Bardon… bar… don…

Alors Hurricane passe derrière lui et lui envoie un fantastique coup de pied au bas des reins.

L'homme s'aplatit. Hurricane le reprend au collet, le traîne sur le plancher, ouvre la porte et, d'une bourrade, le lance dans la neige où il s'affale avec un grognement de porc.

Johan C. Clear, qui préside aux destinées des Merry Boys, ordonne à la musique d'attaquer le plus endiablé des fox-trots.

L'effet est immédiat ; les couples se reforment.

Seule, Flossie est restée auprès d'Hurricane.

Elle lui prend la main simplement :

— Merci.

Elle garde la main du garçon dans la sienne, et c'est la sienne qui tremble un peu lorsqu'elle lui demande :

— Vous ne voudriez pas danser avec moi?

Hurricane regarde ces yeux levés vers lui. C'est drôle, tout à l'heure, il aurait juré qu'ils étaient noirs ; maintenant ils lui apparaissent verts avec des taches brunes et lumineuses.

Il y a, au fond de ce regard, une secrète admiration et quelque chose qui implore. Alors le jeune garçon n'a pas la force de dire « Non ».

Sans un mot, il passe son bras autour de la taille de sa cavalière et l'emporte dans un tourbillon.

Après il l'invite. Cela se doit, n'est-ce pas? Mais c'est elle qui fait tous les frais de la conversation. Hurricane ne répond que par monosyllabes, tout juste ce qu'il faut pour être correct.

Maintenant Flossie se lamente. Un si beau châle, le seul qu'elle possédait. Le « store » de Cariboo-Kid en a bien un autre, mais il est trop beau pour elle et trop cher…

Alors Hurricane détache sa ceinture de cuir et vide la poudre d'or qu'il a reçue de Jim Parry ; il fait deux tas égaux, en remet un dans son gousset et pousse l'autre devant la girl :

— Pour vous, Flossie, en souvenir de notre danse.

La fille hésite, elle n'ose accepter.

— Mais si, mais si, insiste Hurricane, pour vous, mon amie, pour vous…

L'or fait une tache rousse sur la table, une tache que les yeux de la fille fixent… Elle reste long temps ainsi, hypnotisée. Que se passe-t-il dans la cage étroite de ce cerveau de femme? Quelles pensées s'y agitent? Quelles résolutions y naissent et meurent?

Flossie poussa un soupir et, d'un geste, elle rafle l'or.

Hurricane s'est levé.

— Vous partez?

— Oui.

— On vous verra… je vous verrai demain?

Hurricane fait un geste de la main.

— Demain? Demain, je pars avec Gregory Land et le mail-stage.

— Pour longtemps?

— Pour toujours!

Flossie, droite, appuyée à la table, fait :

— Ah!

Puis, chassant une idée importune, elle passe sa main sur son front et pirouette sur son talon. Un rire aigu monte, monte, monte, qui se casse net…

Elle est devant la table où des mineurs jouent au pharo. Un verre de whisky s'offre à sa portée, elle l'avale d'un trait.

Son rire reprend. Jim Parry passe, elle l'agrippe et l'emporte dans une danse…

Hurricane est sorti sans un regard.

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