La Bête Errante: Roman vécu du Grand Nord Canadien
CHAPITRE XXIX
AU DELA DES FORCES HUMAINES
Forty Miles est au confluent de la Forty Miles River et du Yukon. L'affluent vient de l'Alaska yankee sur la gauche ; à droite et au nord de la ville, le fleuve décrit une courbe brusque.
La sagesse serait de suivre son lit dans tous ses méandres, mais Gregory Land est pressé.
— On va couper droit devant nous, demain on reprendra la route. Les Ogilvie, ça me connaît. J'ai fait vingt fois le passage.
Et, sans attendre l'avis de ses compagnons, Gregory lance son team à l'aventure.
L'équipage d'Hurricane suit.
Le premier mille va ; un trail s'accuse, assez pratique, piste de chasseurs ; mais, après, la difficulté commence, le trail tourne à l'est et la direction est au nord.
Flossie prend la barre du petit traîneau, Billikins celle du bob-sleigh. Hurricane et Gregory, avec leurs raquettes, tracent une piste. La tâche est rude, la neige est durcie et le terrain s'élève sensiblement. Montée pénible. Les chiens peinent, il faut maintenir les chargements.
La colonne s'engage dans un couloir formé de hautes murailles noires — une tranchée de basalte. Cette passe étranglée, ce sont les eaux qui l'ont frayée au cours des siècles.
Mais aujourd'hui tout est glacé. Le pied butte contre des cailloux enchâssés dans le sol.
Les parois verticales sont tellement rapprochées que, par endroit, le bob-sleigh a de la peine à trouver un passage.
Soudain le couloir s'évase en cuvette. De tous côtés se dressent, lisses, les roches éruptives.
Il n'est pas possible que le torrent meure dans ce bassin. Au printemps, les flots bondissants doivent avoir une issue.
Les hommes cherchent, frappent le roc du pic.
Tempest, déharnaché, tourne en rond et flaire, museau bas. Il fait plusieurs fois le tour du cirque, puis il s'arrête et, de ses pattes, gratte furieusement.
Les hommes cassent la neige et creusent. Un boyau étroit s'offre que Gregory explore.
La passe n'est pas fameuse, mais on n'a pas le choix.
Les bêtes, peureuses, s'engagent dans l'inconnu, suivant le maître. La lampe électrique du postier projette une lueur oblique ; par endroits, le roc est si affaissé que les hommes doivent courber l'échine.
Brusquement, le sol manque. Chiens, conducteurs et traîneaux font un saut dans le vide et tombent dans une poche d'eau heureusement peu profonde.
Les bêtes affolées aboient, les hommes jurent. La rive est en pente douce, la remontée est relativement aisée.
Enfin, une tache laiteuse qui va s'agrandissant : le jour, la vie!
Il y a exactement trois heures que l'équipe est entrée sous le mont.
Le soleil paraît une heure à peine. Il est monté, il chancelle, il disparaît. Avec le crépuscule, le brouillard.
Maintenant, les pas s'enfoncent et il faut éviter les obstacles, les pierres levées, les trous ouverts.
Hommes et chiens vont, sachant que le salut est au bout de l'étape. On dirait des fantômes errants, gris dans l'ombre grise, ils vont, silencieux et obstinés, seul le halètement des chiens rythme la marche.
Le fleuve que l'on devait rencontrer le lendemain, n'est pas encore en vue au matin du huitième jour.
Cependant la route est meilleure. Protégé par les monts, le printemps s'est attardé, mais il a été surpris par le froid.
Aux pins se mêlent les pousses roussâtres des saules. Parfois, dans le creux d'un rocher, on trouve, gelées, les dents de lion et la bardane, des églantiers aussi, des groseilliers et les grappes innombrables d'airelles.
Toute une flore qui étonne sous cette latitude.
Gregory Land ne pipe plus mot. Depuis une semaine, il a eu le temps d'épuiser ses jurements en toutes langues. Il marche, la face en avant, les maxillaires contractés comme un dogue qui suit une trace.
Hurricane est insouciant et gai. Flossie ne voit que par les yeux d'Hurricane.
Billikins, lui, n'a pas de pensées, ou, du moins, s'il en a, il ne les laisse point paraître.
Le thermomètre marque cinq au-dessous. Mais le vieux Yukoner qu'est Gregory se méfie de cette remontée, mauvaise messagère.
C'est pourquoi il hâte la course des chiens, course assez facile en somme ; mais les paysages se succèdent sans apporter d'imprévu. Une boule safran roule dans le ciel morne ; elle s'attarde un peu plus longtemps aujourd'hui.
Gregory en profite pour grimper à la pointe d'un roc. A perte de vue, c'est une symphonie blanche et grise que tache d'ocre par endroits le flanc des collines.
L'horizon est barré par la ligne sinueuse des Ogilvie. Les terrains ondulent en vagues successives, qui viennent mourir aux pieds granitiques des monts.
Il faut monter pour descendre encore. Indubitablement, le fleuve est là.
Allons, allons, encore un effort, le but est proche.
Tempest jette un aboiement. Les chiens tirent, les hommes courent derrière eux.
La tempête prévue éclate. C'est un ouragan de vent et de neige, le terrible vent d'est qui souffle du pôle et fait tourbillonner les flocons par paquets.
Et cependant il faut passer. Si l'on reste sur place, on risque d'être enseveli vivants.
Mieux vaut tenter la chance. Les chiens aveuglés luttent ; jusqu'au soir, les bêtes harassées vont.
Il n'y a rien sur la plaine immense que le tournoiement de la neige au milieu duquel passe le minuscule convoi humain.
Profitant d'un repli de terrain, Gregory et Billikins arrangent une barrabora, gîte à demi-souterrain, à la manière des Esquimaux Innuits.
Hommes et chiens s'y engouffrent, heureux d'être à l'abri et d'avoir chaud. Après un repas hâtif, tout le monde se couche et s'endort, bercé par la hurlée de la tempête.
Mais, au milieu de la nuit, une voix crie :
— Debout!
Quoi! l'étape est déjà finie?
— Debout, debout…
Les hommes s'éveillent, les chiens se dressent, étirant leurs membres. C'est Gregory qui parle.
— Vite, vite, dehors.
— Mais…
— La neige!
En effet, la neige, peu à peu, mure l'entrée. Tous se précipitent. On bouscule les chiens, on hisse les traîneaux, et, dans la nuit, somnolente, ivre de froid et de fatigue, la caravane se remet en marche vers son destin.
C'est bientôt l'aube du dixième jour.
La tempête a duré cinquante heures.
Pendant cinquante heures, les hommes se sont arrêtés trois fois. Trois fois, ils ont dû repartir avant la fin de l'étape, fuyant la tourmente.
La boussole de Gregory Land est folle. Les nuits n'ont pas d'étoiles. Désormais, loin de toutes pistes connues, les êtres sont à la merci des choses selon la volonté de Dieu.
Gregory, le front bas, marche à côté de ses bêtes. Ses yeux rencontrent les yeux de sa chienne Chappy, de bons yeux mouillés de larmes qui implorent. Les pattes vont par réflexe, mais sans ardeur ; par moment, on sent qu'elles n'ont plus de force ; elles ploient, comme cassées.
Land arrête le team et dételle la bête, puis on reprend la piste ; mais Chappy, têtue, ne veut pas être libre, elle court au flanc de ses camarades, à sa place, près du compagnon avec lequel elle a toujours vécu.
Elle va ainsi tout un jour. Le lendemain, elle tend l'échine aux harnais, suppliant l'homme de ne pas lui donner l'humiliation de courir seule pendant que ses frères sont à la peine.
Le postier boucle la courroie de cuir. Chappy remercie par un aboiement. Elle va, la vaillante bête, donnant toute la force qu'elle peut, mais, au bout d'une demi-heure, sa volonté est châtrée, les jarrets fléchissent et, dans la course, les chiens emportent une loque molle qui traîne sur la neige.
La prunelle bleue est mi-close, la gueule ouverte laisse passer, entre les crocs, un bout de langue qui pend. Peu à peu, les pattes se tendent et se raidissent, le museau se plisse. La bête est morte à son travail.
Vers le milieu du douzième jour, le soleil n'a pas daigné paraître. Dans l'ombre crépusculaire, la meute et les hommes s'engagent sur un côté du mont, à mi-hauteur entre le sommet et la plaine. Mais la plaine est là-bas, dans le mystérieux brouillard. A pic, le ravin!
La voie est périlleuse, il faut donner toute son attention. Les chiens n'avancent qu'après avoir flairé le sol et tâté la neige de leurs pattes. Une sorte de piste est indiquée. Piste suivie par les ours montagnards, les robustes grizzlis des Rocky-Mountains. L'odeur du fauve excite les bêtes dont les yeux s'allument et les flancs battent.
Ce sont les derniers contreforts de l'arête osseuse qui, descendant du cercle polaire, traverse de part en part le continent américain et se termine par la haute falaise noire contre laquelle se brisent les forces unies des deux océans.
Billikins, avec la démarche balancée que donnent les raquettes, précède le team. Tous les muscles de sa face se tendent comme pour prévenir un danger.
Cette prescience d'une chose inconnue, invisible et cependant présente, est dans le cœur des hommes.
Flossie, enveloppée dans plusieurs couvertures, est couchée au fond du traîneau. Malgré son endurance, la malheureuse est éreintée.
Hurricane l'appelle :
— Flo!
La girl soulève sa tête lasse.
— Il serait prudent de vous lever.
— Je suis si fatiguée.
— N'importe! Dans cette passe, tout est à craindre. Six cents pieds, c'est une fameuse chute.
Flossie saute, rajuste la veste de peau qu'elle porte sur son chandail, assure son polo dans lequel elle enferme ses oreilles et, les mains aux poches, le dos rond, elle prend le pas de ses compagnons.
Tous trois cheminent, silencieux, suivant leur propre pensée. Pensée faite de l'unique souci du moment. Seuls les héros de roman ou d'opéra éprouvent le besoin de philosopher et de broder sur des thèmes variés le motif de leur peine.
Ils sont quatre : un primitif, trois civilisés. Ils sentent peser sur leur âme la lourde angoisse de la nuit polaire ; la fatigue donne le vertige à leur cerveau ; le froid mord leur chair. Tous sentiments s'effritent pour ne laisser surgir que l'instinct ancestral.
Ils le portaient au fond d'eux-mêmes sans le savoir, cet instinct qui, pendant des milliers d'années, avait guidé la race. Sous les civilisations superposées, on avait étouffé sa voix et voici que, soudain, il reparaît pour guider la bête humaine comme aux grands jours des randonnées d'autrefois.
Beauté sauvage du paysage, épouvante montée de l'abîme qu'on tente d'apaiser avec une oraison chrétienne!
Demain?
Rien ne compte. Tout disparaît devant la minute présente.
Ce n'est pas demain qu'il faut vivre, c'est maintenant, à l'instant précis où le pied se pose sur la piste incertaine.
Le traîneau glisse sans bruit, sans bruit passent les errants. Ce sont des ombres qui se meuvent. Rien ne trouble la sereine immobilité de la nature, si ce n'est la respiration des bêtes et des hommes, qui fait une buée qui crépite dans l'atmosphère.
Les teams sont attelés à l'anglaise, les chiens accouplés deux à deux. Chappy morte est remplacée par Oregon. La meute du postier est au complet : vingt-cinq. Vingt-quatre au traîneau. Tempest, le leader, libre, en éclaireur, sur les talons de Billikins. Six labradors traînent le traîneau d'Hurricane.
Et l'inévitable se manifeste.
Du haut du mont, une avalanche se déclenche qui, en dix secondes, roule de rocher en rocher, rasant les sapins, emportant tout sur son passage. Elle arrive, elle vient, elle est là, elle passe, elle est passée. Dans l'abîme, son grondement se perd qui se répercute longtemps. La vitesse, la force ont été telles que douze chiens de la première équipe ont été écrasés, enlevés, sans avoir fait dévier d'un pouce l'attelage. La coupure est nette, comme au couteau.
Des cris? Des exclamations? Des jurons? Des mots de colère?
Non. Rien.
Les hommes rajustent la chaîne dont il manque quelques chaînons, les mains se crispent un peu sur les guides, les animaux tremblent sur leurs pattes par secousses brèves… c'est tout.
La voix un peu sourde de Gregory lance :
— Mush, mush on, boys!
Et l'étape continue.
On campe. Billikins taille un épieu pour maintenir le chargement. Flossie entretient le feu et surveille le déjeuner, des haricots et des fèves qu'on a dû dégeler.
Gregory et Hurricane parlent. C'est-à-dire : le postier parle et Hurricane écoute.
— Garçon, nous sommes sur une fichue route, mais j'ai confiance. On s'en tirera. Le plus mauvais est fait. Maintenant plus de montagnes, plus de ravins, quelques mamelons, des jeux d'enfants! Et puis la plaine. C'est le diable si nous ne rencontrons pas une des dizaines de petites rivières qui descendent au Yukon. La première que l'on rencontre, on la suit jusqu'au confluent… Et voilà!
Et voilà. C'est tout simple. La rivière est gelée, piste excellente ; quelques cent milles et l'on rencontre le trail sauveur. Cela doit paraître raisonnable à Hurricane puisqu'il ne dit mot.
— A mon avis, poursuit le postier, nous avons franchi de l'ouest à l'est les Ogilvie. Nous sommes les premiers à qui pareille chose arrive. Depuis l'époque où le mammouth se baladait ici, bien peu de bougres, debout sur deux pattes, ont dû se promener par là.
Ce crochet sur les terres inexplorées n'est pas pour déplaire à l'âme aventureuse du garçon qui, depuis des années, suit les pistes tracées par les autres. Mais il a le souci du devoir. Il est fonctionnaire du Gouvernement de Sa Majesté britannique. On lui a confié le soin d'apporter de la joie à ceux qui peinent à l'autre bout du monde sous un climat meurtrier.
Les sacs gonflés de nouvelles attendent, rangés dans le bob sleigh, et les garçons attendent eux aussi, là-bas.
— C'est fini de s'amuser. L'école buissonnière cesse, on reprend les affaires. En avant!
— Comment, on s'en va? On ne reste pas jusqu'au lendemain? Les chiens sont las, les hommes goûtent un repos mérité.
— Oui, mais on part dans une heure.
— Après avoir mangé?
— Sure, explique Gregory.
Et, pendant le repas, la verve du postier ranime tous les courages.
Il dit son espoir et, pour lui faire confiance, un soleil safrané roule dans un ciel laiteux et maladif comme une opale.
A quatre heures de l'après-midi, Gregory Land qui précède le team pousse un cri de joie et s'élance en avant à toute vitesse.
Ses raquettes effleurent à peine la neige ; son instinct de coureur des bois vient de lui dire qu'au loin, encore invisible pour les autres, se dessine un trait blanc : la rivière tant désirée.
Il est là-bas comme un point noir à l'horizon. Mais il ne s'attarde pas, il revient, agitant les bras et criant.
Une émotion étreint le cœur des hommes et les bêtes elles-mêmes devinent qu'il y a des indices favorables. Elles redoublent d'ardeur et c'est en courant que la petite troupe arrive sur la rive glacée.
Allons, le team s'est bien conduit. Tout le monde a droit au repos. Mais personne n'en veut. La piste est là qui s'offre, tentatrice, la piste qui conduit vers les régions hospitalières, vers les camps, vers la vie.
— En avant, en avant.
— Mush, mush on, boys.
Et les hommes repartent derrière les chiens qui aboient.
Hommes et chiens sont engagés sur une piste où l'espoir double leur volonté.
Et pourtant une déviation de cent mètres, sur la gauche, les aurait amenés à la Rivière Noire qui, gelée à bloc, les eût conduits en deux jours à Star, au nord-est d'Eagle, dans l'Alaska yankee.
Le salut était à quelques centaines de pas…
Mais le destin dirige les hommes et le destin de ceux-ci était de prendre à droite l'Ogilvie River qui va rejoindre la Peel, laquelle, à six cents milles de là, se mêle, à la tête de son delta, au fleuve Mackenzie.
Le postier court allègrement derrière son équipe qu'il excite de la voix et du geste.
— Evooha… oho… eyahaa… Allez, mes garçons, vous serez payés de votre peine. Evooho, oho… eyahaa…
Le fouet en lanière de cariboo décrit une courbe et claque. La vibration coupe l'air avec un bruit de toile qu'on déchire.
Et, dans leur joie, les hommes ne voient pas la désolation qui les entoure.
La Peel River mérite le nom que les Canadiens français lui ont donné en leur langage pittoresque : « la rivière plumée ».
En effet, elle se glisse et se déroule entre deux rives calcaires, au travers d'une vallée lugubre et nue où rien ne pousse. Pas un arbre, pas un arbuste. Elle est sèche, calleuse, déboisée, « plumée » réellement.
« Barren grounds », ce sont les terres désolées qui couvrent la région boréale de la baie de Mackenzie à la baie d'Hudson.
C'est vers ces régions que l'inconscience des hommes dirigeait la vitesse des chiens.
Depuis quatre jours, le team descendait la Peel et Gregory s'étonnait de ne point rencontrer de paysages connus.
Aux collines calcaires une longue plaine aride a succédé. La végétation est nulle, sauf les ronces, les lichens, les mousses, les herbes rases.
L'allure des chiens s'est modérée. Ils vont toujours, mais sans enthousiasme, comme s'ils comprenaient l'inutilité de leur course. La lassitude est contagieuse ; les « tire au flanc » arc-boutent leurs pattes et se laissent traîner sans que les plus vaillants songent à les rappeler au devoir par un coup de dent ou une poussée de l'épaule.
Gregory, qui les connaît et qui les aime, encourage les uns, tance les autres, mais la correction est vaine. De plus, à l'étape, Tempest est nerveux ; il ne quitte pas son maître du regard, fixant vers lui ses prunelles intelligentes. Mais l'homme, qui n'est qu'un homme, persiste dans son entêtement et s'obstine à ne pas voir toutes les inquiétudes de la bête.
Au matin, les chiens rechignent. Ils ne tendent plus le dos au harnais, la plupart paressent et s'attardent.
Le leader implore le maître.
— Comment encore? On ne va donc pas s'arrêter? C'est fou, voyons, un peu de raison!… Non, vous ne voulez pas? Bien. Alors, selon votre plaisir.
Et le team se remet en marche! Mais au troisième mille, Ruf et Polo, deux labradors, se couchent. Gregory, furieux, lève le bras, mais le bras retombe sans frapper. Il se penche avec sollicitude. D'un geste bref, il coupe les courroies. Les chiens, affalés, n'ont pas la force de soulever la tête, leurs flancs soufflent, oppressés.
Hurricane s'approche, étonné.
— Qu'y a-t-il?
Le postier secoue la tête tristement et dit :
— Fichus!
— Ça n'est pas possible?
— Cela est.
En effet, les paupières se voilent, la langue pend, le flanc bat encore par secousses brèves, puis s'immobilise.
Ruf et Polo sont unis dans la mort.
Dans un trou de neige ils sont ensevelis.
On rajuste les traits, Gregory donne le signal et le cortège reprend sa route, cependant que les bêtes tournent la tête de côté pour voir, là-bas, ce que sont devenus leurs camarades.
Le mal mystérieux poursuit sa lugubre besogne. Hier, trois chiens d'Hurricane ont été frappés. Un huskie du postier agonise. On abrège sa souffrance.
Aujourd'hui, deux labradors, un siwash, un bâtard payent la rançon de la mort.
Et la question se pose, cruelle, du transport.
Le bob sleigh de Gregory est lourdement chargé, effets d'équipement, matériaux, outils destinés aux camarades des placers plus les sacs postaux.
Sur le sleigh d'Hurricane, des équipements aussi et les vivres.
L'effectif, au départ de Forty Miles, était, pour Gregory, d'un team complet (25, plus Oregon). Chappy est morte, six ont été engloutis par l'avalanche. Ruf, Polo, Black, Cornflake, Pink, Windy, en tout treize bêtes en moins.
Chez Hurricane, trois disparus. Restent Hurricane-chien et ses trois compagnons.
Sans un mot, Gregory se met en devoir de jeter bas les tentes, les bottes, les pics, les pelles.
On transporte les vivres sur le grand traîneau, auquel on attelle tous les chiens. Le petit sleigh suit, en remorque.
Ainsi on va jusqu'à l'étape. Mais, au départ, on s'aperçoit que la charge est pesante. Gregory hésite un instant, un combat se livre en lui. D'un côté son devoir, de l'autre son salut et celui de ses camarades.
Doit-il sacrifier les sacs porteurs de nouvelles ou les caisses de vivres?
Assis au bord du fleuve, la tête dans ses mains, le postier interroge sa conscience.
Ces hommes, cette femme se sont confiés à lui, il doit les guider jusqu'au bout.
D'autre part, là-bas, des centaines d'autres hommes attendent des paroles d'espoir.
Oui, mais s'ils meurent tous, sur la piste gelée, si leurs corps tombent brisés par la fatigue ou la faim? Les autres n'auront rien, le sacrifice aura été inutile.
Une voix monte : « Si tu reviens les mains vides, que diras-tu? Tu diras : j'ai préféré manger et marcher sans souffrance que de vous apporter la joie. »
Une autre voix répond : « Si tu jettes les sacs, tu vivras. Tu pourras, des jours et des jours encore, aller à la recherche de la bonne piste. Les vivres, c'est la sécurité. Les sacs, si tu meurs, qui les distribuera? Perdus pour perdus, autant les laisser tout de suite. »
« Oui, mais si tu meurs, on retrouvera, avec les sacs, ton corps, les sacs qui attesteront que tu as fait ton devoir jusqu'au bout. A mourir, eh bien! meurs avec élégance. »
L'hésitation est brève. Gregory se dresse pour expliquer sa décision à Hurricane, mais il s'arrête stupéfait. Celui-ci, profitant de la méditation du postier et comprenant le combat qui se livrait en son âme, a déjà pris parti. Il a déchargé le bob sleigh qu'on abandonnera, et transporté, avec Flossie, les sacs sur le traîneau léger qu'il a débarrassé des caisses les plus encombrantes, biscuits et corned-beef.
Gregory le regarde avec des yeux effarés. Il a une crispation du visage, puis, sans un mot, il donne l'accolade à ce garçon qui, simplement, et alors que rien ne le commandait, a fait une action aussi grande.
Seul, Billikins, dans son âme barbare, ne peut arriver à comprendre pourquoi les hommes blancs, égarés sous le cercle boréal, gardent précieusement des objets inutiles et laissent, en pâture aux grands loups de la plaine les choses si bonnes à manger.
Le mercure a gelé dans le tube de verre, le froid dépasse cinquante sous zéro. Le blizzard rend périlleuse l'avance des hommes. La morne désolation polaire continue.
La dernière nuit a tué deux chiens. Les autres vont tristement, au pas, traînant avec peine leur fardeau.
Au froid, à la fatigue, la faim s'ajoute, la faim qui griffe l'estomac et qui mord les entrailles, la faim qui fait des ronds dans le cerveau, la faim qui creuse, la faim qui tue.
Le premier qui donne un signe de lassitude est Billikins. Mais son orgueil d'Indien ne plie pas. Il marche entre Gregory et Hurricane, cassé, tenant son ventre de ses mains, mais quand un des hommes le regarde, il se redresse droit comme un i et court à la tête du team pour se rendre compte d'un attelage.
Cette vaillance est inutile. Bientôt, il traîne le pied, ploie l'échine et laisse les autres prendre une légère avance, les autres qui ne valent pas mieux que lui, mais qui mettent, eux aussi, leur point d'honneur à ne pas défaillir.
Flossie est d'une endurance anormale, son visage est couleur de cire, où seuls vivent des yeux agrandis par la fièvre. Un halo bistre les entoure.
Hurricane va d'une allure somnambulique ; la morsure du froid aux poumons lui fait oublier la morsure de la faim au creux de l'estomac.
Gregory, seul, est en apparence insensible à tous les maux déchaînés.
Le froid, la faim, la fatigue, trinité farouche, gardienne des terres vierges, semble impuissante devant lui.
Il n'accepte pas son destin ; sa face se crispe dans un entêtement volontaire. C'est un lutteur qu'il faut abattre d'un seul coup, sinon il ruse, il feint, il se dérobe, il s'échappe.
Le froid! Il en a vu bien d'autres, en 1909, du 23 novembre au 30 avril : le thermomètre, trouvant le chiffre agréable, est resté sous 53°.
La faim? Il s'est écarté neuf semaines entre la Lewis et la Klondyke et, pendant sept semaines, il a vécu avec trois livres de maïs et du thé.
La fatigue? Depuis seize ans qu'il court les pistes, ça le connaît. N'était-il pas parmi les premiers pionniers qui, bagages sur le dos, franchirent à pied la redoutable White Pass?
Hurricane parle :
— Flo, montez dans le traîneau.
— Non, merci.
— Vous marchez depuis cinq heures.
— Qu'importe? Les bêtes sont lasses. Moi, pas. Je puis aller encore.
— Voulez-vous que je dise à Gregory de s'arrêter?
Elle secoue la tête.
— Non, non, non, c'est trop dur après pour se remettre en route. La machine est en mouvement, allons le plus possible, le plus longtemps.
— Prenez mon bras.
Elle proteste :
— Ah! non, par exemple, la fatigue est sur vous comme sur moi.
Et, pour prouver son courage, elle se hâte. Hurricane la rejoint en deux enjambées, se penche vers elle, passe son bras sous sa taille et l'on assiste à ce spectacle imprévu : deux êtres enlacés, qui vont, à l'ombre crépusculaire du pôle, comme deux amants dans une allée à l'ombre accueillante des grands arbres de la forêt californienne.
Un rocher énorme se dresse comme l'archange fatidique, montant la garde aux portes de l'Enfer.
Derrière le rocher, la plaine. Sur la plaine, un point, là-bas, qui bouge.
Une ourse.
La bête balance sa tête d'un mouvement inquiet, la tache noire du museau se plisse ; les yeux ardents s'éteignent sous les paupières clignées.
Les ongles durs griffent la glace. L'ourse se dandine sur une patte, puis sur l'autre. Contre chacun de ses flancs, un ourson.
Les oreilles droites, elle écoute. Elle renifle trois fois. Le vent lui a rabattu l'odeur des hommes. Elle hésite, puis se tourne et bat en retraite précipitamment.
Les oursons trottent sur son sillage. Elle décrit un arc de cercle pour chercher son salut.
Soudain, elle s'arrête, écoute et renifle encore. Les hommes sont sur sa trace. Elle comprend alors qu'il faut combattre. Elle s'immobilise, les petits se couchent sous elle.
Elle tend son long cou. Puis, résolue, prend l'offensive d'un mouvement si brusque que les oursons roulent sur la glace.
Elle marche droit aux chasseurs. Ses enfants, la voyant si paisible, folâtrent et jouent comme de jeunes chats.
La bête lève, très haut, son mufle, puis le ramène vers le sol qu'elle souffle bruyamment.
De nouveau, elle prend le galop, suivie par ses petiots que cette manœuvre étonne. Ils grognent, doucement effrayés par la rapidité de la course.
La mère fuit vite, vite… mais, voyant ses fils à la traîne, elle revient vers eux, les encourage et repart.
Mais l'odeur des hommes persiste.
Le fauve s'arrête encore, cherchant où est le danger. Soudain, elle l'aperçoit vivant, devant elle.
Gregory Land a surgi. La bête se dresse, la patte haute, les griffes en éventail.
Le coup part.
L'ourse s'effondre.
Les petits n'ont pas songé à s'échapper. Doucement, tout doucement, ils lèchent le museau de leur mère où perlent des gouttelettes de sang.
Un nœud coulant : on les étrangle.
Sur la neige, il y a le pas des hommes victorieux qu'efface le triple sillon laissé par les victimes.
Et Billikins, Indien Cree, chante les fastes de sa tribu.
Il dit les combats soutenus contre le grand ours polaire plein de ruse et de violence, contre le bœuf musqué qui charge les hommes avec la force aveugle d'une avalanche.
Il dit aussi les batailles où le grand-père de son grand-père a vaincu, à l'époque où tous les guerriers Crees étaient libres sur une terre libre.
C'est sur un ton de mélopée triste et lente qu'il commence, mais, peu à peu, sa voix s'anime pour célébrer ceux qui sont mort les armes à la main.
C'est un cri rauque comme un glapissement puis le ton descend et l'hymne continue d'une gravité de plain-chant.
Le Cree aime la Terre de tout son instinct de nomade, la Terre qui appartient aux hommes-au-teint-cuivré de l'Est à l'Ouest, des plaines glacées du septentrion au sud, là-bas, vers la Grande-Rivière-qui-ne-gèle-jamais.
La Grande-Rivière-qui-ne-gèle-jamais a vu le plus bel exploit de sa race. Sur les canots de bouleaux, les guerriers étaient partis. Ils arrivèrent à l'endroit où les eaux bouillonnent et tombent en grondant.
Le chef avait donné l'ordre du retour lorsqu'il aperçut sur la rive du fleuve des guerriers de la tribu des Hotinnonchiendis, les « faiseurs de huttes », que les hommes blancs appellent Iroquois…
Les Hotinnonchiendis qui se croient des « hommes supérieurs à tous les autres hommes » et qui avaient leur terrain de chasse sur les lacs et sur la Grande Rivière.
Les Hotinnonchiendis redoutables non par leur vaillance, mais par leur astuce.
Donc, les guerriers « faiseurs de huttes » étaient sur la rive et se moquaient des Crees qui tournaient le dos aux rapides.
Alors le chef invoqua l'Esprit du Corbeau, père de la race, puis il donna l'ordre à ses hommes de virer de bord.
Le courant prit les frêles embarcations. Les eaux fuyaient vite, vite, vite, une buée immense s'élevait de l'abîme.
La mort est là qui guette et qui attend. Mais mourir n'est rien pour ceux qui ont au cœur la vaillance du loup, l'audace du loup, la volonté du loup.
Et les jeunes hommes entonnent leur chant de guerre et, pressant eux-mêmes leur destin, ils pagaient pour hâter leur désir du sacrifice.
Le gouffre est là. Un rire énorme et méprisant monte qui va fouetter l'âme peureuse de leurs ennemis médusés.
Le monstre baille. Les canots et les hommes sont engloutis dans un grondement de tonnerre.
Jamais nul ne les a revus.
Mais, les soirs d'hiver, quand le cariboo brame dans la forêt, on entend, sous les hautes futaies, résonner le chant de victoire de ceux qui sont morts volontairement pour affirmer leur courage.
Depuis, personne n'a refusé au peuple Cree sa place, la première.
Ni ceux de la rivière Française, ni ceux du lac Simcoe, ni les Amikoués, ni les Outaouais, et les Abnakis, le peuple de l'aurore, ont composé un chant d'allégresse où les petits enfants apprennent, avec la haine de l'ennemi, le mépris de la mort.
Et Billikins appose gravement sa main sur son front, puis sur son cœur, pour affirmer qu'il a conservé la mémoire, comme l'ont gardée tous ceux qui vivent sur le haut Athabasca et sur les bords de la rivière de la Paix, dans les pays d'Omineca et de Cassiar, et les Crees de Saskatchewan, de la rivière Rouge et du Winnipeg.
Crees de la prairie, Crees de la forêt, Crees des marais, Crees des Rocheuses, Pieds Noirs ou Têtes Plates, chasseurs d'élan, de bison, de grizzly ; ou pêcheurs de saumon, Gens de Large ou Gens du Sang rendent hommage au Soleil, père de toute chose, et lui, Billikins, porte la foi dans ses yeux.
De son index maigre, il désigne un point dans l'espace affirmant que le Père est présent malgré la brume tissée autour de ses rayons et que, demain, il viendra indiquer la route des hommes.
Et Gregory Land, maître de poste et coureur des bois, et Hurricane chercheur du « fabuleux métal » écoutent l'âme indienne qui s'exalte et qui croit. La vaillance du peuple Cree est entrée dans leur chair qui, bien nourrie, a repris confiance.
Flossie s'est endormie. Un rêve bienheureux doit étoiler sa nuit, car elle « rit aux anges », pure comme un petit enfant.
Repus, les hommes ont dormi comme des brutes.
Puis la misère est revenue.
Le traîneau gagne, mètre par mètre, sous la poussée molle des chiens. Gregory vient ensuite, les yeux interrogeant la piste qui s'amincit à l'horizon. Ensuite le couple ; puis, trébuchant, titubant, Billikins.
Son pied heurte une racine. Il vacille, hésite et s'abat, la face contre le sol. Il se relève sur les genoux, d'un effort il se redresse. Il fait trois pas et retombe ; un long moment il reste immobile ; avec peine, il est debout ; soixante pas, dix chutes.
Maintenant il va, les bras étendus comme pour écarter un obstacle ou un fantôme invisible, la mort, peut-être, qui rôde et qui cherche une proie.
D'obscures pensées naissent dans son cerveau ; c'est une hallucination où se déroulent des scènes d'autrefois, du temps où le peuple Cree était libre, où l'on mourait en combattant l'homme ou le fauve ; le Grand Esprit nous accueillait alors. Que doit-il faire de ceux qui tombent sur la piste glacée?
Rien, sans doute. Il ne doit pas même les voir ; la neige les recouvre et les yeux du Grand Esprit ne voient pas sous la neige.
Une flamme se dresse, haute, immense : c'est le foyer, la vie du camp, les tentes en peau de bison, les hommes ont revêtu leurs habits de fête, ils ont enduit leur chevelure avec de l'argile rouge et planté dedans des plumes d'aigles ; les verroteries, pendues au long manteau en cuir de moose, s'entre-choquent et tintent dans les tourbillons de la danse ; les enfants, emmaillotés dans leurs boîtes d'écorce, de leurs yeux clairs sourient à la flamme, cependant que les femmes tressent leur double natte.
Mais ce feu est en lui, il mord sa chair… Il va crier sous la douleur. Non, les hommes blancs sont là, ils ne verront pas sa souffrance. Ses jarrets fléchissent, il s'écroule comme une chose molle, son visage creuse la neige.
L'instinct de la conservation le ranime. Il soulève son buste et voit, là-bas, le traîneau et les hommes qui font une tache sombre dans la sombre nuit qui descend.
Chaque bête qui meurt augmente la détresse et diminue la chance du salut.
Au matin, lorsque Gregory siffle, à son appel les chiens surgissent de leur trou de neige. Il compte avec angoisse chaque bête qui sort, hirsute, mal sur pattes, oreilles collées à la nuque, œil vitreux.
On les attelle sans précipitation et l'on part pour une nouvelle journée qui, hélas! sera pareille à celle d'hier. Même monotonie du paysage et de souffrance.
— On ira tant que les chiens iront, après…
Et le postier laisse sa phrase en suspend et la termine par un geste terriblement éloquent.
Après… c'est le sort de Billikins — Billikins qui a disparu et qui est resté quelque part sur la piste.
Hier, après l'étape, Gregory, malgré le froid, la faim et la fatigue, est reparti, suivant le trail tracé par le traîneau. Il a remonté le cours de la Peel River pendant dix milles. Il n'a rien vu. La neige tombe et nivelle le sol.
Il est rentré harassé, a dormi trois heures, accroupi près de la cendre chaude du foyer. Au matin, c'est lui qui réveille ses compagnons.
Tous les chiens répondent. Et l'interminable calvaire reprend, sans apporter une joie, sans offrir une consolation.
La neige tourbillonne en flocons serrés, agaçant les huskies qui plissent le museau et clignent les paupières.
Le lendemain, lorsque les hommes sortent de l'abri, les membres raides, les prunelles rougies, las avant d'avoir commencé le labeur quotidien, les chiens s'ébattent sur la piste. Ils ont l'œil vif, le poil luisant, ils se mordillent les pattes par jeu et aboient.
Gregory les siffle. Ils arrivent alertes, la queue frétillante, les oreilles mobiles.
— Un, deux, trois, ici Roscoe, quatre, cinq, Brown six, Dark sept, Devil huit. Hurricane neuf.
Gregory grogne :
— Qui manque?
— Je ne vois pas Oregon.
— La paix, Tempest! Hurricane, tenez ces deux-là.
Le maître de poste cherche et découvre contre la rive, à moitié rongé, un collier de cuir. C'est tout ce qui reste d'Oregon.
Le postier s'obstine et finit par trouver des taches suspectes et des touffes de poils.
Huskies et labradors ont dévoré le siwash esquimau.
Les rosser? A quoi bon! Du moins, eux, ont mangé, et l'on arrive à jalouser la meute.
La neige a cessé. Le froid pique. Vers midi, les jambes de Flossie fléchissent, cassées. La jeune fille s'affaisse. Hurricane la reçoit dans ses bras.
On s'arrête. On fait du thé. Le breuvage bouillant ranime Flo, puis on repart.
La détestable « tripe de roche » est la nourriture des deux hommes. Elle alourdit l'estomac, mais calme les crampes. La farine de maïs qui reste est réservée aux chiens et à Flossie, mais aujourd'hui l'équipe se moque du maïs, ce qui permet de doubler la ration de la girl qui, vaillante, règle son pas sur le pas d'Hurricane.
Le postier, pour tromper sa fringale, mâche une racine. Il marche à longues enjambées avec des mouvements d'automate.
Hurricane se penche sur Flossie. Il rencontre deux prunelles ardentes dont la flamme monte vers lui avec un hommage muet. Un sentiment étrange s'éveille dans le cœur du garçon. Il oublie le mal qui le tenaille, et ses lèvres, que le froid crispe, se détendent en un sourire pitoyable.
Une joie paraît sur le visage féminin, un flot de sang farde les joues, avive la bouche qui ébauche aussi un sourire, mais c'est dans les yeux que passe l'expression la plus forte. Ils s'éclairent d'une lueur si grande qu'on dirait que toute la vie est condensée dans un regard.
— N'avez-vous pas regret d'être venue?
La voix répond avec ferveur :
— Oh! non!
— Vous souffrez?
— Toutes les douleurs sont oubliées pour ce moment que le destin me donne. C'est la bête qui souffre. Voyez, la nuit enveloppe la terre, mais une clarté persiste. Mon cœur rayonne. Et si maintenant il fallait mourir, je mourrais heureuse et porterais à Dieu une âme de lumière.
— Pourquoi ces pensées, girly?
— Je ne sais pas. La douleur affine nos désirs pour nous rendre meilleurs. Je me sens moins lourde, toute cette blancheur a lavé mes souillures, et si, ce soir, j'allais frapper à la porte du Seigneur, je crois véritablement, que je serais pareille, moi la fille du péché, à mes sœurs immatérielles admises à chanter ses louanges. Et comme c'est à vous que je dois cette chose, je vous dis : qu'importe l'heure qui viendra, puisque j'ai vécu la minute présente.
Cette exaltation qui monte contraste avec cette faiblesse. On dirait que cette flamme s'agrandit pour éclairer plus loin, plus haut, avant que de diminuer et de s'éteindre.
Elle crispe sa main au bras de son ami. Elle marche sans savoir et sans voir.
Ses lèvres remuent comme pour une oraison dite à voix haute, mais elle ne se rend pas compte qu'aucun son n'est émis.
Elles bougent ainsi quelques instants, puis le mouvement s'arrête. Alors elle penche sa tête comme un passereau. La main dénoue son étreinte, Flossie glisse doucement et tombe.
Gregory marche furieusement à côté de ses bêtes qui, bien nourries, vont avec vigueur.
La nuit est venue, mais il faut profiter de cette belle ardeur pour doubler si possible l'étape.
Alors Hurricane relève le corps de son amie et, le tenant dans ses bras tendus, comme un prêtre porte le livre saint, il marche.
Il marche, il marche…
Le team file devant lui. C'est le but à atteindre, mais, au fur et à mesure qu'il avance, le mirage fuit toujours plus loin. Aura-t-il la force d'aller jusqu'au bout? Il raidit ses muscles, il tend sa volonté vers ce désir : rester debout! Il sent obscurément que, s'il faiblit, il tombera avec son fardeau et que, s'il tombe, tous les deux seront perdus.
Les chiens de Gregory mettent de la vie dans la mort du paysage. C'est vers cette vie qu'il va avec entêtement.
La nuit l'environne, les bêtes puantes le guettent… Non, c'est la théorie des blonds archanges dont a parlé Flossie et, pour lui donner raison, le ciel se déchire. Des rubans blanchâtres se dénouent un à un qui, formant des faisceaux et des gerbes, s'allument de mille paillettes.
Au ras de l'horizon se déroule une banderole de lumière atténuée ; un immense anneau se forme dans lequel s'inscrit une croix, puis la croix s'efface, un serpent se love ; souple, fuyant, il passe au travers des cercles bleus et roses.
La terre est comme baignée de lune. Chaque chose se détache avec une netteté singulière.
Les chiens sont arrêtés, museaux levés. On les croirait découpés au ciseau, de même Gregory, de même les rochers.
Derrière les scintillations qui s'élèvent, de bas en haut on aperçoit le clignotement des étoiles, des étoiles disparues depuis plusieurs semaines et qui disent clairement : « Votre destin vous mène au Nord et c'est à l'Ouest que vous alliez! »
L'erreur est humaine, la nature seule poursuit le cycle de son immuable révolution prévue dans les siècles des siècles.
Que pèse le vouloir des hommes?
Mais la nature leur permet l'illusion de la volonté pour les aider à vivre… et à mourir.
Et, à ceux qui vont mourir, elle dévoile sa beauté. Un halo monte dans la transparence céleste ; ses hachures dorées descendent comme une pluie de feu, d'un feu très doux, très pâle, dont les flammes s'intensifient peu à peu et qui, rouges à la base, jaunes au milieu, sont vertes au sommet et, à nouveau, dans une circonférence parfaite, une croix apparaît.
La croix de mort ou la croix d'espérance? Faut-il renoncer? Faut-il croire? C'est vers ce signe fatidique qu'Hurricane avance, portant à ce dieu inconnu une offrande fleurie, la foi d'une double jeunesse.
Ployés sous une volonté dominante, les jarrets cassés, les reins brisés, les hommes s'affalent sur la neige.
Immobiles, calmes, résignés, ils attendent l'accomplissement de leur destin.
Avec des gestes d'automate, Gregory élève un igloo. Il y pousse ses compagnons. Une paix relative vient et, dans cette paix, la mémoire d'Hurricane s'éveille.
C'est le mystère des terres boréales qui l'attire.
Espaces vierges dont le mirage a pris l'héroïsme des hommes qui ont tout quitté pour arracher au Sphynge son secret.
Des noms viennent en son esprit qui évoquent l'effort prodigieux.
Sir John Franklin et ses hardis compagnons, Fitzjames, commandant l'Erèbe, et Crozies, commandant la Terror, qui, après trois hivers polaires, souffrant de la faim, rongés par le scorbut, tombèrent un à un, jusqu'au dernier.
De Long, l'Américain d'origine française, dont l'odyssée est une des plus effroyables pages de la conquête du pôle.
Ils étaient trente-deux, le 8 juillet 1879, lorsqu'ils partirent de San-Francisco, suivis des acclamations de la foule et salués par les vingt et un coups de canon tirés de Fort-Point.
Deux seulement devaient revoir leur pays : Nindemann et Noros.
Nindemann et Noros qui, sur l'ordre du capitaine De Long, partirent afin d'aller chercher du secours, sans vivres, armés d'une seule carabine et munis de quarante cartouches…
Leur épopée se déroule devant les yeux hallucinés d'Hurricane, dont les lèvres récitent à mi-voix avec la ferveur d'une prière :
« Ils auraient dû mourir, ils ne moururent point. »
Ils marchèrent au milieu des tempêtes dans le tourbillon des neiges, vent debout, s'enfonçant dans le fleuve quand la glace craquait, rampant sur les berges, dormant des nuits affreuses en des tanières qu'ils creusaient de leurs mains… Ils allaient.
Ils buvaient du « thé » fait de feuilles de saule ; ils mangeaient des semelles de bottes bouillies d'abord, grillées ensuite, des os de cariboos qu'ils faisaient charbonner sur la braise, du poisson pourri qui s'émiettait sous les doigts et, lanière par lanière, un grand morceau de pantalon en peau de phoque.
Noros cracha le sang deux fois ; tous deux eurent la dysenterie ; enfin, au bout d'une dizaine de jours, ils atteignirent une hutte où des Esquimaux campaient.
Hélas! nul ne les comprit. Ils ne purent rien pour le capitaine.
Le capitaine était mort.
Et Hurricane se représentait l'agonie des hommes si pareille à leur propre agonie.
Jour pour jour, heure par heure, De Long tient le journal de l'expédition. Il y note, avec une effroyable simplicité les souffrances de ses camarades. Il est muet sur les siennes. Tous attendent des nouvelles et les nouvelles ne viennent pas. C'est la mort qui se présente et frappe. Un à un les matelots tombent. De Long écrit :
« 17 octobre : Alexey rend le dernier soupir, mort de faim.
« 21 octobre : Vers minuit trouvé Krack mort, entre le docteur et moi. Lee mort à midi. »
Puis, le journal est réduit à une date, un fait :
« 23 octobre : plus de chaussures.
« Lundi 24 octobre, 134e jour : nuit très dure. »
Après, c'est la seule notation du quantième :
« Mardi 25 octobre : 135e jour. »
Et l'énumération se poursuit, fatale :
« Vendredi : Serven a passé. »
« Samedi : Bressler est mort. »
« Dimanche : Boyd et Gortz morts dans la nuit. Collins mourant. »
Ces litanies funèbres secouent d'un frisson le corps d'Hurricane, qui semble s'éveiller d'un cauchemar. Il frotte avec ses poings ses paupières, il se lève, étire ses membres. Les murs de glace l'oppressent, il veut s'évader, il sort en rampant de l'igloo.
Le paysage est immuable, d'une harmonie grave que rien ne trouble.
L'âme d'Hurricane perçoit soudain la plainte désolée des âmes errantes de tous ceux qui sont tombés sur la route du Pôle.
Une angoisse l'étreint et c'est l'éternel balbutiement des hommes qui, ayant perdu toute espérance, se souviennent de leur aurore. Un mot monte à ses lèvres et ses lèvres répètent sans fin cet appel pitoyable : « Maman, maman, maman… »
Le désespoir courbe les hommes. C'est fini. Il n'y a plus qu'à mourir.
Mourir? Non, vivre, vivre encore, marcher, marcher toujours.
On équipe le traîneau pour partir.
Partir? où?
On ne peut le savoir, la bourrasque a balayé les pistes.
Et le calvaire se poursuit.
Le jour est si faible que les corps n'ont plus d'ombre.
Quelle route suivre? Celles des compagnons fugitifs de Greeby, de De Long, de Franklin, de tous les autres héros anonymes dont la tombe a marqué les étapes polaires.
Les corps épuisés se sont abattus. La neige a nivelé les corps, mais les âmes sereines sont montées vers le ciel plein d'étoiles cherchant un éternel refuge à la droite de Dieu!
Et le vent s'est levé.
Les tourbillons de neige murent les hommes dans l'igloo édifié à la hâte.
La violence de la tempête est telle qu'il est impossible de sortir.
Le mal du pays tenaille les cœurs plus que le froid, plus que la faim.
Le souvenir passe par-dessus des centaines de milles sur la neige et sur les prairies pour s'en aller, là-bas, retrouver ceux qu'on aime.
Gregory voit tourbillonner les hautes flammes du foyer ; les vitres des saloons étincellent où le givre compose des fleurs merveilleuses.
Il entend le choc des verres sur la table de chêne, une volaille tourne devant l'âtre…
Flossie rêve d'un clair soleil sur le ranch, grouillant de vie ; les chevaux s'ébrouent, les garçons ont un large rire.
Seul Hurricane ne songe plus à rien.
Le lendemain voit la grande pitié des hommes.
La rafale passée, un soleil anémique reste suspendu à l'horizon, mais si bas qu'il est impossible d'établir la latitude.
Le tabac manque. Pour ne pas rester seuls, ils partent fuyant droit devant eux. On dirait une horde de loups.
Mais la piste fuit avec eux, grise sur la neige blanche. Rien n'apparaît qui justifie une espérance.
Et puis, c'est la nuit…
L'ombre envahit peu à peu le cerveau qui ne perçoit plus les choses. Le corps est mort déjà. La flamme de la pensée est une lueur imperceptible qui vacille au souffle de la douleur.
Hurricane se sent immatériel, son esprit flotte, léger, libéré déjà de toutes les malédictions de la terre.
Le froid n'a plus de prise sur sa chair endolorie. La faim non plus.
Le monde n'existe plus pour lui, la neige est effacée. Le corps, son corps a disparu, avec toutes ses souffrances, avec toutes ses misères.
Un homme était là.
Qui le saura?
Personne.
C'est une petite chose sans importance qui revient au grand tout. Le rideau de ses paupières tombe sur sa vie.
Quelqu'un a soufflé sa pensée.
Le thermomètre est remonté à dix sous zéro. Il fait presque doux. Gregory dort, la bouche ouverte, les mains sous la nuque, les jambes écartées.
Hurricane dort, tenant dans ses doigts les doigts enlacés de Flossie.
Flossie dort d'un sommeil sans rêve.
Et, comme l'aurore boréale s'estompe, deux bêtes sortent de leur trou. Elles viennent renifler devant le campement des hommes, puis font trois pas comme pour s'en aller. Elles s'arrêtent, écoutent, l'oreille oblique, la tête de côté : rien ne trouble la paix nocturne.
Hurricane-chien regarde Tempest comme pour l'interroger. Ce dernier a un clignement de paupière malin ; il soulève deux fois son museau, gratte le sol de ses pattes ; il émet un petit grognement auquel répond un autre grognement.
Les bêtes parlent et se comprennent. Celles-ci ont arrêté leur décision.
— Es-tu prêt? semble dire Tempest.
— Je le suis, paraît répliquer Hurricane-chien.
Alors, sans précipitation, d'une course moyenne, mais souple et durable, les deux chiens prennent la piste qu'ils suivent pendant un mille environ, puis, brusquement, ayant flairé le vent, ils coupent à travers la plaine, faisant fuir devant eux plusieurs couples de renards argentés.