La Bête Errante: Roman vécu du Grand Nord Canadien
CHAPITRE XXX
SUR LA PISTE DES HOMMES
Bientôt des collines barrent la route.
Par des sentiers impossibles, Tempest et Hurricane vont.
Ils s'engagent sur une arête peu sûre qui finit presque à pic ; sans hésiter, les deux bêtes se laissent glisser sur leur train de derrière, mais leur poids les emporte et elles roulent dans la neige qui, dans le bas-fond, atteint plus de trois mètres. Par sauts, elles échappent au danger et leurs griffes trouvent la terre gelée : d'un coup de rein elles s'enlèvent. Elles déboulent à nouveau dans la plaine où leur trot régulier s'allonge.
Elles coupent bientôt le cours de la rivière du Vent, traversent le lac du Couteau Jaune et franchissent la ligne imaginaire qui sépare le territoire du Yukon du territoire du Mackenzie, à la hauteur de la Rivière de la Bonne Espérance.
Là, Tempest s'arrête. Tête levée, ses yeux aperçoivent à l'horizon les cimes redoutables des Macmillan. Sa dernière aventure lui suffit, il fronce la peau de son museau, il préfère évidemment la plaine.
La route qu'il suit est à peu près celle du 65e degré. Le terrain présente peu d'aspérités, quelques ondulations sans importance.
Soudain Hurricane, peureux, s'arc-boute sur ses pattes ; les poils de son cou se hérissent, ses oreilles se collent au crâne, sa queue traîne. Dans la nuit, s'allument de courtes flammes qui vont par deux. La bête gémit doucement.
Tempest retourne sur ses pas et le mord au jarret. Le chien pleure plus fort, mais ne bouge pas. Alors, Tempest s'avance, vers les clartés redoutables, dont il a deviné la raison. Il fait vingt pas et s'arrête ; sa queue frétille, ses oreilles remuent, puis il fait des sauts sur place en ayant soin de tomber toujours la face en avant pour se garer en cas d'attaque. Une ombre se détache de la nuit. Le grand loup polaire, chef du clan, s'approche.
Les deux bêtes s'observent, se guettent. Le loup sournois tourne. Tempest, prudent, décrit un demi-cercle, puis, pour montrer ses bonnes intentions, il gratte le sol de sa patte droite et lance derrière lui la neige à la volée.
Le loup griffe aussi la terre, mais par à-coup, avec des mouvements nerveux.
Tempest fait un bond de côté ; l'autre surpris saute en arrière ; il tombe les quatre pattes écartées ; la gueule ouverte découvre la gencive, des crocs luisent.
Mais Tempest ne veut pas attaquer. L'âme primitive est en lui. S'il obéit à l'appel des hommes, il a gardé l'instinct des grands espaces libres ; il aboie, mais Gregory ne reconnaîtrait plus son aboiement : il est rauque, comme venu du fond des entrailles.
Le loup, surpris, penche la tête et répond ; un dialogue s'engage ; on s'explique, on se reconnaît, on est de la même lignée l'un et l'autre, on est des amis ; alors, doucement, mufle à mufle, les deux bêtes se donnent un baiser de paix.
Hurricane-chien, pas très rassuré encore, mais plus vaillant, s'avance. Le grand loup frotte son flanc contre son flanc ; pour un peu ils joueraient tous trois à se rouler sur la neige.
Mais Tempest est un civilisé qui a le souci du devoir. A petits coups de museau, il dit adieu à son frère et les deux chiens passent au petit trot devant le bataillon des loups dont les yeux animent la nuit.
Les étoiles s'éteignent une à une.
A l'aube, Tempest relève une piste humaine : il la suit. Ce sont, dans un igloo, deux chasseurs, des Esquimaux Tinneh, deux pauvres « peaux pointues » montés des rives du Grand lac des Esclaves à la recherche d'un ours polaire improbable.
Tempest secoue ses oreilles et poursuit son chemin. Hurricane-chien commence à se demander si l'on ira ainsi longtemps. Mais l'autre ne veut rien entendre, et cependant il y a dix raisons de s'arrêter : cette hermine criarde vaudrait bien un coup de dent, ce vison aussi.
Hurricane passe sa langue sur ses babines, puis, toujours courant, il rattrape Tempest qui, lui, ne veut rien voir.
Cloq, cloq… cloq… cloq…, ce bruit spécial, Hurricane le reconnaît : c'est un cariboo. La belle bataille, si Tempest le permettait. A deux on prendrait la bête de flanc… Hurricane-chien sait qu'il faut se garer des sabots… Hélas! Tempest refuse…
Les cloq, cloq… cloq… cloq… s'espacent.
Une ligne sombre ferme l'horizon. C'est vers elle que les chiens vont.
Après les terres désolées, ce trait est le signe de vie. C'est l'orée de la forêt prochaine, forêt aux arbres rabougris, bouleaux, aunes et saules, épinettes blanches qui, après trois cents ans d'existence, ont un tronc de 20 centimètres.
Cloq, cloq… cloq… cloq… un nouveau cariboo coupe la piste, aperçoit les chiens qu'il prend pour des loups et, peureux, détale, les quatre sabots sous le ventre, les bois dressés ; il brame et son cri solitaire se perd dans l'aube qui vient.
Tempest, la gueule de travers, a l'air de se payer la tête de son camarade. Celui-ci, furieux, part comme une flèche et bientôt disparaît. L'autre attend, tranquillement assis sur son derrière. Hurricane-chien revient triomphant, tenant entre ses mâchoires le corps sanglant d'un lièvre blanc.
Fraternels, ils partagent la proie et repartent.
Le soleil s'attarde plus d'une heure. Ils vont.
Le crépuscule, couleur de cendre, tombe. Ils vont.
La nuit vient, froide et bleue. Ils vont.
Mais, comme il y a près de vingt heures qu'ils courent, indifférents au spectacle d'une aurore boréale qui image la page du ciel, ils creusent un trou dans la neige, se couchent en rond et s'endorment.
Brusquement, sans raison apparente, Tempest remonte au Nord, suivant une double ligne de collines parallèles au cours du Mackenzie encore invisible. Si le vent soufflait Nord, Nord-Est, il apporterait aux bêtes l'odeur des hommes qui occupent le poste de Good-Hope ; mais la bonne Espérance est décevante, c'est de l'Est qu'arrive le vent, le vent qui passe sur l'immense forêt canadienne comme pour apporter un peu de joie à la détresse des terres battues par la tempête.
Vers le milieu du troisième jour, du haut d'une éminence, Tempest et Hurricane voient le Mackenzie, comme un trait blanc ourlant l'horizon.
Le Mackenzie, l'Athabasca des Indiens, la rivière de la Biche des Français qui, après un cours de plus de quatre milles, se jette dans l'Océan glacial par cent branches diverses formant un delta de 142 kilomètres.
Les chiens évitent le dangereux rapide de Sans-Saut, tournent au Sud et descendent le fleuve que de hauts plateaux accompagnent et, lorsque le fleuve redevient accessible, ils franchissent posément les huit kilomètres qui séparent les deux rives.
Deux fois, les chiens rencontrent des hommes, mais Tempest n'a pas jugé utile de s'arrêter.
Ils évitent les ruses d'un groupe d'Esquimaux Tchiglit, tonsurés comme des Dominicains, et qui émettent la prétention de les capturer. C'est un jeu pour Tempest et Hurricane de les dépister. Tempest, peu charitable, s'amuse même à les mystifier. Il revient sur ses pas et, comme les hommes, tout à l'ardeur de la chasse, ont laissé le camp libre, il leur dérobe un quartier de cariboo dont Hurricane a sa part.
Ils ne s'attardent pas au festin. Ils reprennent leur course errante et Tempest, relevant la trace d'un carcajou, manifeste sa joie par un aboi sonore.
La vaillante bête sait que s'il y a des carcajous, il doit y avoir des hommes, les premiers suivant les seconds pour rafler le gibier pris au piège.
Alors sans hésiter, Tempest et Hurricane prennent le lit gelé de la rivière des Peaux de Lièvres qu'ils remontent jusqu'à sa source, là-bas, très loin, du côté du grand lac de l'Ours.