La Bête Errante: Roman vécu du Grand Nord Canadien
CHAPITRE XXII
LES REGRETS DE GREGORY LAND
Devant l'église Sainte-Marie, Hurricane, tête baissée, se heurte à un grand diable d'individu qui, sans aucune aménité, l'interpelle :
— Vous ne pourriez pas faire attention, sacré, sacré… ah! par exemple, sacré cher garçon! comment êtes-vous?
Et Gregory Land tend sa paume large ouverte à Hurricane.
— Ah! je suis content de vous voir, ça fait du bien de voir une figure de chrétien dans cette satanée ville…
Et la colère du postier gronde :
— Ça, une ville du Grand Nord? Ah! parlons-en. New-York, Philadelphie, Baltimore, un de leurs bazars de l'Est, oui, tout ce que vous voudrez, mais le vieux Dawson, non, non et non.
« Les entrepreneurs de civilisation ont perdu la cité. Quel honneur, hein, des rues tirées au cordeau, des avenues numérotées de 1 à 5, coupées à angle par 12 rues! Et leurs hôtels pour dames neurasthéniques, c'est une affaire! Poor old Dawson! Pauvre vieille et chère Front-Street qui suffisait à notre négoce! »
A grandes enjambées, tout en vitupérant, le postier va. Soudain, il s'arrête, le doigt menaçant :
— Et ce monstre-là ne vous dit rien?
Il montre la masse carrée du Post-Office qui barre la Troisième Avenue. Ce ne sont pas les sentiments artistiques du postier qui donnent libre cours à leur indignation, mais, sincèrement, il regrette l'époque où, sous une hutte de sapins, on rassemblait les sacs de dépêches qui avaient mis plusieurs semaines pour remonter de Skagway par la passe et White Horse.
— J'en arrive, oui, j'en arrive, cher, à envier le temps où Soapy Smith et ses highwaymen tenaient le pays sous leur coupe. On se défendait homme contre homme, coup pour coup, vie contre vie.
« A la bonne heure! Pauvre cher Soapy, on l'a tiré comme un lapin. Ma foi, je le regrette lorsque je vois…
« Non, regardez-moi ces gueules : bonnets d'astrakan, pardessus fourrés, leggins de parade, raffut… »
Gregory crache aux pieds d'un gentleman qui passe.
— Ça ne proteste même pas! J'aurais pu tout aussi bien lui cracher sur la figure, il aurait encore dit : « Thanks, sir ».
Evidemment le postier est dans un de ses mauvais jours. Il serre les poings, ses paupières se plissent et ne laissent voir qu'un point aigu.
Il cherche une méchante querelle.
L'offre d'un cocktail au Monte-Carlo ne le tente même pas.
— Les saloons d'à présent? Les mêmes noms oui : l'Exchange, le Monte-Carlo, le Green Tree, le Bank… Mais l'atmosphère, les clients!
« Leurs cocktails? De l'alcool de sciure de bois qui râpe la gorge. Non merci. Savez-vous, garçon, que le waiter, au Green Tree, a un appareil pour fabriquer les cocktails? Un appareil! Misère!… Pourquoi pas aussi un habit à la française et des gants blancs!
« Savez-vous qu'au Savoy, il y a, à l'entrée du dancing, un policeman, oui, mon cher, un policeman au Savoy! Alors quoi? on ne peut plus se cogner quand ça vous plaît, comme il vous plaît! Ça, une existence? Je prends un billet ce soir pour la côte, aller simple, plein tarif et, Dieu me damne! si je remets jamais la semelle de mes souliers sur une piste d'Alaska! Sacré Gouvernement de malheur! »
Hum! Gregory jure le Gouvernement et n'enlève plus sa toque en signe de respect! Décidément, les coutumes s'en vont. Hurricane le lui fait remarquer.
— Que j'ôte mon chapeau à un Gouvernement de canailles, plus souvent. Le Gouvernement en personne serait là — yes, sir, le gouverneur représentant Sa Majesté Britannique, eh! bien, je lui dirais… je lui dirais…
— Vous lui diriez?
— Vous n'êtes qu'une mazette.
Grand Dieu! qu'a-t-on pu faire à Gregory pour le mettre dans un état pareil? Il est d'une rare violence, parle haut, gesticule, heurte de l'épaule les garçons qui ne lui cèdent pas le pas sur le trottoir surélevé, crache avec ostentation lorsque passe un « touriste » ou une dame dont l'air ne lui revient pas.
Les fils du télégraphe et du téléphone se croisent sur les poteaux en croix de Saint-André.
Le postier les admet.
— Ça, oui, c'est utile. Mais ça?
Un palace étale sa splendeur de mauvais goût.
— Un portier habillé en général russe, et des grooms et des caissiers, des tas de petites clefs pendues… et un registre pour écrire son nom, le vrai… Si c'est permis!
« C'est pour ça que les garçons sont morts par centaines, qu'ils ont crevé de froid, qu'ils ont crevé de faim, perdus dans la plaine immense, qu'ils ont souffert du blizzard et des woolies. Ils ont tracé la route et les mercantis les ont suivis à la piste comme des bêtes de proie.
« Dawson a été créé par nous et pour nous, pour nos besoins et nos désirs. Elle a brûlé, on l'a reconstruite, mais si on l'a ressuscitée de ses cendres, ce n'était pas pour en faire une ville pour voyageurs des agences « New-York-City Dawson, aller et retour ». Pourquoi pas un jazz-band de nègres, un subway et des toboggans. Ça serait very exciting! »
Gregory, accablé, conclut :
— Ils y viendront.
Ils, ce sont les ennemis fantômes que Gregory insulte ; ce n'est personne et c'est tout le monde.
Gregory, véritablement persécuté, énumère ses griefs contre la Ville ; il lui en veut de n'être pas restée elle-même ; soudain sa rancune éclate, formidable, dépassant toute imagination et livrant le secret du postier :
— Et savez-vous, cher, ce qu'Ils ont trouvé? Je vous le donne en mille. Ne cherchez pas, vous ne pouvez rien penser de pareil. C'est énorme! Ils veulent faire la poste avec des chevaux. Avec des chevaux… Vous pourrez les voir demain, ils sont six, caparaçonnés de laine.
Le meneur de chiens ricane :
— Je les attends à la première gelée. Des chevaux!… Non, des chevaux!…
Et le postier constate d'un air lugubre :
— C'est à crever de rire!