La Bête Errante: Roman vécu du Grand Nord Canadien
CHAPITRE XL
LA VIE QUOTIDIENNE
Les pieds dans les sabots, les manches du corsage relevées, portant deux seaux de bois où le lait mousse, Flossie traverse la cour du ranch.
Hurricane vient, jappant, se fourrer dans ses jambes :
— La paix, hein! vous…
La voix est rude.
La bête s'en va, tête basse. Elle fait trois pas, s'arrête, regarde de côté. Non, on ne la rappelle pas. Alors, tristement, elle se couche en rond sur la paille.
La mère Oie et ses filles passent, le cou droit, la croupe traînante.
Sa joie est de se jeter au travers du troupeau et d'aboyer… il les laisse aller, paisibles.
Le vent rabat l'odeur de la montagne, les thyms et les serpolets où sont les lapins par centaines.
Les premiers jours, il aimait franchir d'un bond la haie et le torrent… Il courait sous la futaie, libéré de toute servitude, lâchant la bride aux instincts primitifs. Quelles ruées et quels carnages!
Il rentrait, le soir, la panse pleine, les babines saignantes.
Oui, mais deux fois douze mois sont passés. L'accoutumance est venue, les plaisirs faciles ne sont plus des plaisirs.
Autrefois, c'était le travail, la fatigue, la peine, la pâtée hâtive, le refuge incertain, le froid qui brûle les pattes, la neige qui aveugle les yeux, les harnais qui font une marque à la peau.
Aujourd'hui amène les paresses d'hier, la litière chaude de l'étable, la paille fraîche de la cour.
Avant, le maître sortait à cheval. On pouvait alors courir pendant des lieues. Mais le cheval reste à l'écurie et lui tourne, oisif, entre les barrières du ranch.
Les poules ne l'intéressent plus, ni les canards qu'il trouve stupides. Il ne mord plus les jambes des porcs.
Il a des puces, les moustiques l'embêtent ; ma parole! il engraisse.
Hurricane-chien s'ennuie à crever.
Flossie dépose les seaux, rabat ses manches, laisse à la porte ses sabots à pointes recourbées et pénètre dans la grande salle où la cheminée de pierre occupe tout le fond. L'eau glougloute dans un chaudron de cuivre noirci par les flammes.
Près du foyer, les jambes étendues, Hurricane. Il tient à la main une revue qu'il ne lit pas. Un bourrelet rose vif suit le col de sa chemise, les joues sont pleines, les paupières lourdes.
Visiblement il engraisse aussi. Hurricane-l'homme s'ennuie la même chose qu'Hurricane-chien.
Flossie va, vient, sans un mot. Par moment, elle regarde son compagnon, lève les épaules et passe.
Le garçon ne bouge pas d'un pouce. Cette impassibilité irrite la jeune femme.
— Il y a un round up tantôt, vous devriez y aller. Roscoe Bread, qui s'y rendait, m'a dit ce matin que Chas Pete Barnum en serait…
Il ne paraît même pas avoir entendu. Alors Flo sort, claquant la porte avec humeur.
Un round up, les cowboys assemblés, les chevaux qui n'ont jamais connu ni le mors ni la selle, l'arène blonde que la chemise des « mustangers » tache de pourpre, la lutte dangereuse, la bataille, les bêtes qui se dressent verticales, ou qui ruent, et l'homme triomphant sous les bravos de vingt mille personnes! Son goût du risque l'a jeté dans l'aventure, il a imposé sa volonté après une galopade diabolique à l'animal maté ; ceux de l'Oregon, du Texas, du Wyoming ont applaudi à sa victoire.
Oui, mais il y a loin du ranch à la Ville. La chevauchée sous le soleil! Il cherche mille excuses, mais, au fond, il pense que ses muscles sont moins souples : un dégoût monte en lui de son inaction.
Son ranch est connu dans la contrée par ses typiques Shorthorn, aux cornes courtes, ses Shropshires aux mufles noirs et surtout ses Shire Mares aux reins larges et aux pattes poilues.
Mais il est un ranchman pareil aux autres ranchmen, avec cette différence que les autres ont élevé peu à peu une fortune et que lui, à coup de dollars, a fait surgir du sol des installations modernes.
Faire naître une œuvre intéresse. Voir chaque jour, heure par heure, se réaliser ce que l'esprit a conçu est une satisfaction.
Orgueil de parcourir à cheval pendant plusieurs milles une terre qui est à soi, voir pointer les épis de la moisson future… Mais le rêve concrétisé reste le souci de la vie quotidienne.
Besogne simple qui convient aux simples. Le cerveau d'Hurricane est trop riche, il pense en citadin et non en paysan et, de plus, maintenant que l'effort principal est donné, il s'enlise et s'encrasse, inutile.
La paix est faite dans son cœur. Flossie est une compagne fidèle à qui la vie rustique doit suffire : du moins il pense ainsi dans son égoïsme d'homme.
Le calme d'aujourd'hui éteint les aventures. Flossie est une heureuse fille, son chiffre est sorti à la loterie du hasard. Il y a, sans qu'il le veuille, beaucoup de protection dans son affectueuse amitié. De l'amour? Pas même ; une communion d'intérêts, de la reconnaissance mutuelle ; elle ne s'est pas élevée jusqu'à lui, il s'est abaissé vers elle. Au fond il trouve que l'ancienne dancing-girl de Dawson a eu une rude chance de le rencontrer.
On est ingrat lorsqu'on est heureux, injuste aussi.
Tant qu'il a fallu faire face aux difficultés premières, la collaboration marchait ; mais, après le départ de Gregory Land repris par la nostalgie du Grand Nord, ils se sont trouvés face à face, chacun ayant l'autre pour horizon.
Ils vivent l'un à côté de l'autre depuis des mois et ils ne se connaissent pas.
Leurs deux lâchetés ne font pas un courage. Leurs amours réunies ne font pas un amour. Ils s'aiment par à-coup, à contre-temps. Quand l'un désire un peu, l'autre veut davantage. Caprice du destin aux caprices du jour. Leur âme est mobile comme une flamme. Ils ne croient pas en eux, ils cherchent à se créer une religion, une foi.
C'est une impossible victoire qu'ils poursuivent ; ils préfèrent aux réalités présentes les mirages d'un passé que l'éloignement pare de mille grâces.
Des faits qui, autrefois, étaient sans importance, prennent sous la déformation du souvenir des proportions fantastiques. Une seule chose les unit : la hantise du trail.
Lorsque l'un des deux évoque la vie périlleuse, c'est comme une libération : ils s'évadent, leur imagination bat la campagne. Le rapprochement se fait, intime.
Aux veillées d'hiver, un hiver dont ils se rient, ils font surgir de l'ombre les spectres favoris, ou, s'ils restent silencieux, chacun en s'observant sait que l'autre songe à la terre qui paye.
Finies les randonnées. Ils vieilliront désormais côte à côte, médiocres. Ils perdent lentement leurs facultés. Déjà les muscles ne répondent plus à l'effort. Les souvenirs eux-mêmes s'émousseront et, dans leur crâne atrophié, il y aura une matière grise pareille à la matière grise des centaines et des centaines d'individus qui, sur la machine ronde, vivent en grattant le sol, élevant des canards, des chevaux ou des vaches.
« La douce petite existence » sans heurt, sans violence, les prend sûrement, chaque jour un lien les entoure. Bientôt ils ne pourront plus se débattre. Ils sont destinés à faire figure de chenets au coin du feu, avec l'unique souci de savoir si le temps sera propice aux semailles ou favorable à la moisson.
Une nuit, dans le silence de la montagne, est monté l'appel du loup. L'homme s'est levé d'un bond, le cœur en fête, comme pour la rencontre d'un ami… Il est resté jusqu'à l'aube, debout, le front collé à la vitre, écoutant la voix du vieux solitaire qui vit libre dans la forêt.
Hurricane-chien entre, traînant les pattes. Il va s'asseoir devant son maître, puis longuement il bâille.
— Crois-tu que ça va durer cette vie?
Le chien secoue les oreilles.
— Aujourd'hui pareil à hier, demain pareil à aujourd'hui.
— Haou, pleure la bête.
— Si nous restons, c'est fichu, ma vieille, nous n'aurons jamais plus le courage de nous en aller…
Partir? Le chien comprend cela, son aboi est joyeux. Mais oui, c'est entendu, j'ai saisi ta pensée. Allons, viens, qu'est-ce que tu fais là? Tu hésites maintenant? Ne sois pas lâche. Oui, la pâtée assurée, la paille chaude, je sais, je sais, mais courir frémissant vers la belle aventure, c'est ça qui est merveilleux.
Et Hurricane-chien tire avec ses crocs le veston d'Hurricane-l'homme.
Celui-ci se dresse machinalement. Il étire ses bras, Dieu! que ses nerfs sont mous! Il prend sa toque de castor.
Vrai, on va sortir? Quelle aubaine! La bête vire et saute! Le fusil aussi? Mais alors la joie est complète… Oui, mais on reviendra ce soir… et demain viendra…
C'est aussi la pensée d'Hurricane. Une envie irrésistible de partir le possède, mais il a peur.
Mille choses le tiennent ici, des habitudes qu'il a prises et dont chacune semble indispensable désormais à sa vie.
Oui, mais l'incertain, le soleil qui se lève, ici, derrière la montagne, montera demain au ras de l'horizon.
Tu voudrais partir, toi, je le sens, je le sais, mais toi, qu'abandonnes-tu?
Tandis que moi…
Il s'apitoie, se trouve le plus infortuné des hommes, il n'a pas le courage de dire : je veux partir parce que j'en ai assez, parce que la bête errante qui est en moi ne peut vivre à l'attache.
Une révolte l'anime soudain. Quoi, son âme est à ce point abâtardie? Il n'oserait pas? On verra bien.
— Viens, mon vieux.
Hurricane-chien observe son maître. La décision est-elle définitive? Probablement, puisqu'il ouvre la porte. Non, puisqu'il la referme.
Il ne peut s'en aller ainsi, sans un mot, sans un adieu.
Trois lignes au crayon : « Flo, mon amour, je ne sais pas, je ne sais plus, j'étouffe ici, j'étais heureux et pourtant je m'en vais… »
Et le voilà dehors, son chien sur les talons. En haut de la côte, il se retourne, son ranch est là, une fumée coiffe sa cheminée, dans son pré ses animaux, ses bœufs dont il était si fier et ses moutons aux mufles noirs, et ses chevaux aux larges paturons… Et Flossie? n'est-ce pas elle qui jette son grain à la volaille? Sa Flossie aussi, Flossie, bonne fille, Flossie…
Il va s'attendrir.
Hurricane-chien, qui marche devant, s'est arrêté. Va-t-il redescendre?
— Oua, oua…
— Oui, je viens.
Du pouce, Hurricane remonte la bretelle de sa carabine et se remet en marche.
Sa silhouette disparaît derrière la haute ligne des sapins ; elle reparaît au fond de la vallée ; passé le pont de bois qui franchit le torrent, elle s'efface à tout jamais.
Et Flossie, ayant donné son grain aux poules, remonte dans sa chambre. Les mêmes pensées qui hantent Hurricane l'agitent. Il lui semble qu'un voile est tendu devant ses yeux — un rideau qui tombe sitôt la pièce finie.
Par la fenêtre, elle regarde le paysage trop connu, les immuables montagnes qui barrent sa vie. Tiens, sur le sentier, Hurricane! Il est donc sorti, il a sa Winchester et son chien! Allons, tant mieux, cela vaut mieux ainsi. Lorsqu'il rentrera, l'irréparable sera accompli. Elle est femme, donc elle a plus de peine. Un sanglot fait onduler sa gorge, mais elle tend sa volonté, toute sa volonté pour ne pas pleurer.
Son bagage est léger. Sur le seuil, elle a un regard pour toutes ces choses qui, pendant deux ans, ont constitué son bonheur, ces riens auxquels on s'attache, menus présents, futilités où nous voulons voir des gages de tendresse.
Non, elle ne peut le quitter ainsi, cela ne serait pas bien. Vite, deux mots : « Ami, n'ayez pas de chagrin, oubliez-moi. Votre : Flossie. »
Une épingle. Là, sur l'oreiller. Ce soir, il trouvera… Pauvre, pauvre cher garçon.
Et Flossie descend. Sur l'appui d'une fenêtre, le chat sommeille. Du doigt elle lui gratte le crâne ; la bête ronronne sans ouvrir les yeux. La mère Oie et ses filles traversent la cour. Sur les perchoirs il y a des brochettes de poules. Dans l'écurie un cheval piaffe, dans l'étable une vache beugle.
Doucement Flossie pousse la barrière.