← Retour

La Bête Errante: Roman vécu du Grand Nord Canadien

16px
100%

CHAPITRE XXV

OMBRE ET LUMIÈRE

Hurricane ouvre lentement les yeux, son regard se pose sur tous ces objets qui ne lui sont pas familiers.

Où est-il?

Des souvenirs se juxtaposent. Les rideaux blancs lui rappellent des choses très anciennes, souvenirs d'une enfance isolée. Le père « fait des dollars » que la mère dépense. Le père est à ses affaires, la mère à son club, le gosse à sa nurse. La nursery est son domaine, le fauteuil d'osier dresse ses quatre pieds en l'air, parmi le massacre des animaux de peluche et des poupées en chiffons.

Parfois la maman entre, en coup de vent, harnachée, chapeautée, gantée, bottée, elle serre son bambin à l'étouffer, lui barbouille le museau de poudre et le laisse debout, effaré, cependant qu'elle sort dans un froufrou de jupes, en disant :

— Soyez bien sage. Veillez sur lui, maid.

Le père est là-bas, au fond de la pièce sombre, parmi les hauts casiers et les meubles lourds. L'enfant entre timidement, sa bonne le pousse :

— Allez donc, master.

C'est qu'il est effrayant, Monsieur papa. Il fait la grosse voix au téléphone.

Il a fini. Quel malheur, il a pris un journal financier!

Allons, allons, du courage.

— Bon…jour… pa…pa…

Le père pivote sur son fauteuil à bascule, tourne la tête. Il fume un terrible cigare qui fait tousser.

— Ah! c'est vous?

Il frotte son menton qui pique contre la joue rose.

Papa disparaît à nouveau derrière ses feuillets. Le gosse se sauve à toutes jambes.

De sa chambre, on voit la cime d'un arbre, quelquefois un écureuil s'y réfugie. Mais voilà, il ne vient pas tous les jours, l'écureuil.

Les yeux qui s'ouvrent ne voient que des taches — ombres et lumières. Lumière d'abord, la blancheur des rideaux.

Maintenant, Hurricane distingue, surgissant des ténèbres, des objets bizarres, des lanternes en accordéon, des pavillons multicolores avec des noms écrits en lettres noires.

C'est donc sa chambre d'étudiant. Le parapluie chinois, c'est cela. Les flammes qui sont un ralliement : Berkeley, ou le rappel d'une excursion : Yellowstone.

Des photos dans la rainure de la glace, des camarades, parbleu! Sur la table, il y a des bouquins d'études, les géométries, les traités de chimie, et aussi des poètes, Longfellow, R. Frost, Carl Sandburg.

Des éventails. Il croyait bien avoir des éventails, un ou deux, mais pas autant. Et quels éventails! L'un d'eux est fascinant, il est fait de plumes de paon avec des bonshommes incrustés de nacre ; c'est un travail chinois, minutieux et soigné, mais les yeux des plumes sont hallucinants, on dirait des regards fantastiques.

Celui-là, il est sûr de ne l'avoir jamais vu : un copain qui aura voulu lui faire une blague!

Il y a bien une odeur de tabac qui flotte, mais très atténuée par des parfums…

Ils sont là. Voilà les flacons ventrus, étirés, ronds, hexagones : c'est un bataillon en ligne.

Une houppe traîne sur le napperon brodé.

Une lueur traverse sa pensée.

L'évocation s'offre à lui, brutale.

Le boudoir de Dolly!

Hurricane vit, puisqu'il recommence à souffrir. Dolly! Mais pourquoi Dolly est-elle là? Elle est à la croisée, sa main soulève la mousseline d'un rideau.

Il veut tendre les bras. Une douleur l'assaille. Pourquoi? Et la souffrance le ramène à la réalité. Les scènes mouvantes se succèdent sur l'écran, précises, et la jolie poupée aux gestes câlins est cassée net par son geste violent.

Le cinéma, le coup de feu, la ruée, la bataille, la nuit…

Et maintenant il est ici, abandonné de tous ; la femme, là-bas, indifférente, une infirmière sans aucun doute. Et la main valide pend, désolée.

Non, une sensation douce et chaude monte en lui. Quelqu'un est là, dans l'ombre, qui le protège, un ami attentif et patient.

Hurricane-chien lèche les doigts de son maître à petits coups de langue.

Alors, doucement, le malade palpe le museau, tapote les bajoues ; la main remonte, remonte et s'arrête sur le crâne ; les doigts grattent, grattent, et la bête gémit.

A ce gémissement, la femme se retourne.

— Ah! vous revoilà, cher. Vous nous avez fait grand'peur, savez-vous?

— Flossie!

Il y a un tel étonnement dans les yeux d'Hurricane que la jeune fille rit.

— Bien, oui, Flossie! Cela vous surprend. Allons, ne tourmentez pas votre pauvre tête, elle a subi un rude assaut. On vous expliquera plus tard, si vous voulez. Pour l'instant, il faut être sage. Vous avez une belle chance. Tenez, le soleil lui-même vient vous dire bonjour.

Flo écarte un rideau, une nappe lumineuse baigne la chambre.

Un sourire se forme aux lèvres du garçon.

Des chansons montent de la rue, des bottes martèlent le trottoir de bois, il y a des appels et des rires.

La vie est là, présente. C'est bon, la vie!

Et la poitrine du jeune homme se gonfle d'espoir. Les drogues, les fioles, l'odeur de la fièvre, la maladie, pouah! Un rayon de soleil chasse ces miasmes. Il revient de loin, il en a la sensation nette. C'est pourquoi il respire à grands coups. Ça le mord encore au côté, à l'épaule, à la cuisse, mais il faudra bien que la bête dénoue son étreinte. Il est sain, il est vaillant, il est solide. Il est surtout vivant.

Il regarde, face à face, les souvenirs porteurs de méchantes pensées. Dolly, poupée blonde, dressez-vous! Vous ne pouvez tenir debout, votre corps est cassé en deux comme celui de Polichinelle. Emportez la marionnette! Ses yeux ne peuvent plus rien, un voile de mort abaisse les paupières sur le regard.

Véritablement, son cœur est libre, son cerveau lucide.

Une idée l'assombrit.

— Gregory?

Flossie le rassure.

— Rien, pas ça, pas une égratignure.

Désormais, sa joie est complète, une bouffée de sang monte à son visage. C'est la vie qui s'impose et revient. Il voudrait pouvoir dire qu'il est heureux, absolument heureux, mais les mots ne se forment pas dans sa gorge.

Il sourit, il sourit à la rue qui lui apporte la rumeur de sa foule, au soleil qui fait danser des millions d'atomes dans un rayon attardé, à Flossie qui, debout, l'observe de ses yeux que l'insomnie a cerclés de bistre.

Comme tout à l'heure il a caressé le chien, une main passe sur son front et s'attarde dans ses cheveux.

Il gémirait presque, comme Hurricane.

L'autre main a pris la sienne. Il la serre imperceptiblement. Du reste, il ne sait plus, il ne sait pas enregistrer toutes les sensations qui affluent à son cœur.

Tout se mêle et tout sombre dans un crépuscule où se fondent les ombres de sa raison.

Chargement de la publicité...