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La Bête Errante: Roman vécu du Grand Nord Canadien

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CHAPITRE VI

LE CRI DE LA BÊTE…

Sous le cercle polaire la vie a des exigences plus grandes que sous les ciels civilisés.

Question de latitude, de nerfs aussi. Et puis la besogne coutumière vous happe et ne vous lâche pas. Il y a la neige, qui tombe inlassablement ; il y a la tempête qui hurle au fond des gorges de basalte ou qui balaye la plaine comme une maîtresse impérieuse chasse devant elle des troupeaux d'esclaves ; il y a les mille choses dont la plus minime est la pointe dentelée d'un rouage essentiel à la bonne marche de toute la machine, les chiens qui ont faim, la bête humaine qui a froid, la pâtée à préparer, l'igloo à construire si l'on veut dormir cette nuit sous un toit, toit de glace, mais sécurité et réconfort quand même.

Qu'est-on sur la plaine qui se déroule à l'infini, immense comme une peine? Moins que rien, des hommes! Des hommes qui ont à se défendre contre tout et contre tous. L'autre, là-bas, est mort de n'avoir pas pris garde.


Gregory Land, ayant planté une croix de sapin sur le tertre glacé, estime avoir fait son devoir, tout son devoir.

— En route, garçon, et ouvrons l'œil.

— Vous croyez?

— Je ne crois rien et je crois tout.

A mi-voix, comme s'il mâchait sa chique, il marmonne :

— Ici, je crains moins la nature que les hommes.

Les chiens ont profité de notre absence pour piquer un sérieux roupillon.

Seuls, Tempest et Hurricane ne dorment que d'un œil, une oreille rabattue, l'autre levée à demi. Sitôt qu'ils entendent un pas, ils se dressent et, par un aboi, avertissent leurs compagnons qui s'éveillent et paresseusement étirent leurs membres.

Wait a little, boys, just a minute, dit le postier à ses chiens.

Pour son copain, il ajoute :

— Un coup de main, old chap.

Et les deux hommes saisissent bout à bout les troncs de sapins qui coupent la fausse piste, les font rouler dans l'abîme où ils tombent avec un bruit sourd ; puis, à la pelle, ils comblent la tranchée et nivellent le sol.

Ensuite, Hurricane conduit à la main l'attelage, cependant que, derrière, Gregory Land, marchant à reculons, efface avec ses raquettes la mauvaise piste.

A un demi-mille, le trail de la poste se reconnaît. Il déroule une bande gris sombre dans le gris perlé du crépuscule qui vient.


Au soir, le mail stage atteint, après une rude étape où chiens et hommes n'ont pas épargné leur peine, une vieille cahute, construite et abandonnée par ceux qui, aux temps héroïques de 1865, avaient formé le projet de réunir l'Amérique et l'Asie par un fil télégraphique aérien.

Logement de pionniers? Station du télégraphe? Qu'avez-vous été dans l'idée de ceux qui vous édifièrent de leurs mains?

Qu'importe! Elle nous donne abri, comme elle a recueilli mille et mille autres garçons, trappeurs ou mineurs, coureurs de pistes qui, au soir, furent heureux de la trouver debout.

Chacun ayant conscience de la valeur, plus morale encore que pratique, de la hutte, s'est fait un devoir de l'étayer. Son toit en peau de cariboo est toujours remplacé au premier signe de lassitude, si bien qu'elle a toujours un air accueillant qui semble dire : « Entrez donc, reposez-vous ; pour une nuit, vous serez en sécurité ».

Elle domine, sur la hauteur, à un mille du fleuve, le paysage. Proche, on aperçoit, entre ses deux rives de sapins mornes, le Yukon qui, à ce coude, a plus de seize cents mètres de largeur.

A feu doux, Gregory fait fondre les quartiers de phoque qui serviront de pâtée aux bêtes. Hurricane ouvre avec précaution une boîte de conserves.

Le postier a repris son humeur joyeuse, il se remet à siffloter.

By Jove! c'est encore à sa chanson de Tennessee qu'il en a, si bien qu'Hurricane, agacé, lui dit :

— Vous êtes donc de Nashville, pas possible, ou de Chattanooga?

— Moi? non, répond le postier laconique.

— Ma parole, je croyais que vous étiez des Highlands ou de Cumberland, à moins que ce ne soit des Alleghanys? De la plaine ou des monts, mais du Tennessee, sure.

Gregory remue la pâtée avec une cuillère en bois. Il ajoute à la bouillie du son et de l'huile de poisson.

L'odeur nauséabonde a l'air agréable au nez du maître de poste, dont les narines s'écartent, flattées. Eclairé par en dessous, le masque est comique ; on dirait d'une face d'Indien sculptée à grands coups par plans primitifs.

Hurricane essaye de déchiffrer les hiéroglyphes du visage, lorsque Gregory répond :

— Ne cherchez pas. Je suis de Frisco…

Hurricane sursaute :

— De Frisco, comme moi.

— Dame! vous ne croyez pas avoir pris un monopole, ricane Gregory.

Mais le pli qui lui tire la bouche se détend, l'amertume disparaît et l'homme reprend, comme s'il parlait à soi-même, ou s'il se souvenait tout haut.

— Vrai, de Frisco, pas celui de nos jours avec ses théâtres, ses palaces, ses avenues, ses cars et son port grouillant de marins. Non, le San-Francisco du rush, de la folle ruée.

« Mon père Mac F. Land avait été pris par la faim de l'or, comme tant d'autres!

« C'est dur, ici, chechaquo, c'est terrible, à la vérité, mais les autres, là-bas, les premiers, ceux qui allaient, parqués dans la cale des steamers, de New-York à Chagres. Là, la fièvre jaune guérissait de la fièvre de l'or, quatre vingt pour cent de déchet, rran! Les rescapés frétaient des voiliers — et vogue la galère! jusqu'au Golden Gate. Bah! pour peu que l'on fût courageux, qu'on eût la chance, on prospérait. Le père, en bon Ecossais, trouvait que Dieu avait mis la terre trop bas : au lieu de gratter le sol, il s'établit marchand. On avait besoin de tout, alors. Le sucre valait cinq dollars, le café dix, un œuf se payait couramment entre deux et trois dollars, pour un dollar vous aviez un oignon… Si vous vouliez vous offrir un boy, c'était deux cents dollars le mois. Il n'y avait que le champagne et le whisky qui fussent relativement à la portée de toutes les bourses.

« Les shérifs? Pas plus que sur ma main. On réglait tout au pistolet ou à la carabine, selon les goûts.

« C'était le temps des chemises rouges, des bottes de cuir fauve et des culottes de velours.

« En 1856, près de six cents vaisseaux franchirent la Baie, apportant des foules qui, aussitôt débarquées, se ruaient à l'assaut.

« Il fallait que tout cela boive, mange, dorme, s'habille…

« Le père fit fortune, s'établit confortablement, prit femme et… me voilà… »

Sur ce qu'il a fait dans sa jeunesse, Gregory Land est muet. Il pense, comme Kipling, que « cela est une autre histoire ». Pour l'instant, avec le sérieux d'un clergyman, il prépare la pâtée de ses chiens et, ce faisant, c'est lui qui se pourlèche les babines.


Les chiens, ayant mangé, font leur trou dans la neige, se lovent et s'endorment.

Hurricane coupe un morceau de lard sur un biscuit de maïs et, tout en mangeant, il dit, poursuivant la conversation interrompue :

— Moi aussi je suis de la Baie, j'ai étudié à Berkeley.

Gregory Land se dresse si vivement que Hurricane se demande s'il n'est pas devenu complètement fou.

— A Ber-ke-ley, à Ber-ke-ley, répète-t-il, scandant le mot.

— Bien oui…

— Ah! old fellow, que ne le disiez-vous!

Et Gregory Land agrippe dans ses grands bras Hurricane. Les premières effusions passées, le postier se rassied, puis, tranquillement, il annonce :

— A Berkeley! Moi aussi, j'ai été à Berkeley!

C'est au tour d'Hurricane de redresser d'une tape Gregory et de lui donner l'accolade. La jeunesse se lève à l'appel du souvenir. Gregory est transfiguré, une flamme éclaire ses yeux.

— Vous rappelez-vous le vieux chalet de bois noir?

— Si je me souviens, old chap, du Faculty Club!… Les guirlandes de lierres.

— Les géraniums grimpants…

— Et le théâtre grec au pied de la colline…

— Dites donc, de votre temps, on ne servait pas le whisky dans des tea-pots?

— Fichtre non! On avait soif après les matches de base-ball.

— Ah! les matches!

— Moi, j'étais yell master.

— Vous étiez le maître des cris! répète avec une admiration naïve Hurricane.

— Comme je vous le dis.

Et c'est l'évocation soudaine des jeux où les jeunes hommes, splendides bêtes de combat, se battent pour l'honneur de l'université. La foule se presse pour soutenir les couleurs du camp, il faut que les garçons soient à la hauteur de leur tâche et le maître des cris, que l'on appelle encore « cheer leader », excite ses troupes à la victoire. Allons, garçons, un coup de collier, ceux de Stanford reculent, prenez garde ici, modérez-vous, donnez toute votre âme.

Le mégaphone d'une main, l'oriflamme de l'Université de l'autre, le maître des cris veille à tout ; il trépigne, il danse, il crie, il beugle, il exulte et, derrière lui, les étudiants, massés comme le chœur antique, reprennent le cri, le fameux cri qui est le signe du ralliement. C'est le « Montjoie! Saint-Denis! » des troupes royales françaises, le « Dieu le veult! » des Croisés, le « Io Pean! » des Hellènes, c'est le cri animateur des foules qui combattent.

— Vous souvenez-vous du cri?

Un mot tombe des lèvres dédaigneuses du postier :

— Enfant!

Et, debout, les mains en porte-voix, dans la pénombre du foyer qui meurt, dans le grand silence blanc de la nuit polaire, le cri de Berkeley fuse :

Oski — Wow — Wow
Wiskee — We — We
Oleo — Mucky — ei
Oleo — Berkeley — ei
Cali — forn — ia — Wow.

Sitôt achevé, le postier reprend et recommence, Hurricane fait écho.

C'est le cri de la jeunesse victorieuse.

Elles sont loin les mauvaises pensées, chassées à tout jamais les bêtes malfaisantes de la nuit! Dors ton sommeil, toi, là-bas. Que la neige te soit légère ; tu es un vaincu ; paix à ta dépouille.

Ici nous sommes les vainqueurs. Comme autrefois, dans les joutes universitaires, ceux de Stanford clament :

Rah! Rah! Rah!
Rah! Rah! Rah!
Rah! Rah! Rah!
Rah! Rah!
Stanford.

Mais une clameur furieuse répond, qui domine :

Oski — Wow — Wow
Wiskee — We — We
Oleo — Mucky — ei
Oleo — Berkeley — ei
Cali — forn — ia — Wow.

Et les chiens, étonnés par ces cris frénétiques, sont sortis de leurs trous de neige ; ils ont écouté, ils ont entendu… pour eux, c'est le cri de la bête triomphante. Il y a eu cette nuit bataille et les hommes sont revenus vainqueurs. Les chiens sont dans le camp des hommes. Alors les chiens hurlent avec eux.

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