La Bête Errante: Roman vécu du Grand Nord Canadien
CHAPITRE XXXII
SUR LA RIVIÈRE DES PEAUX DE LIÈVRES
— Qu'est-ce que tu fais là? Et ton copain? Oui, allons voir… pourvu que je ne l'aie pas tué.
Une patte folle, clopin-clopant, Hurricane-chien s'approche en gémissant. Il y a une traînée de sang sur la neige.
Tempest l'aborde et renifle la plaie. L'animal se couche sur le flanc. Il me regarde de ses bons yeux pitoyables.
— Fais voir, mon pauvre vieux. Allons, je suis heureusement un maladroit. Rien de cassé… viens ici.
Avec mon mouchoir, je bande la blessure, puis je lui gratte le crâne doucement. Il est sensible à la caresse. Tempest est fou de joie ; il court en rond après sa queue, s'arrête, repart, s'arrête encore. Il fait des sauts, finalement il frotte sa tête contre ma cuisse.
— C'est ton frère, Tempest? Ton fiston, peut-être… Il te ressemble, tu sais. Cela te fait plaisir? Cela fait toujours plaisir aux parents lorsqu'on leur dit ces choses.
« Mais pour quelle raison te balades-tu sur le territoire du Mackenzie, alors que tu devrais être sur les trails du Yukon avec Gregory? »
A ce nom, Tempest tourne la tête vers l'Ouest et pousse un hurlement.
Oh! oh! je connais trop mon chien pour ne pas comprendre. Il est arrivé malheur à mon ami.
— C'est Gregory, n'est-ce pas, qui t'envoie?
— Oua, oua, oua.
La bête aboie trois fois.
Taciturne, mille idées affluent à mon cerveau, je reprends le chemin du retour. Tempest suit à ma droite, Hurricane, claudiquant, est sur mes talons.
En route, je rumine :
— Je suis sûr qu'il est arrivé malheur à Gregory.
Cette pensée vrille mon crâne et je répète pour la dixième fois :
— J'en suis certain. J'en suis certain.
Mais où est-il? Que fait-il? Pourquoi n'a-t-il pas mis un billet au collier de la bête?
— Tempest, ici.
Le chien s'arrête. Je tâte les poils. J'examine le collier. Non, rien. C'est à devenir fou. Voyons, pas d'emballement. Tempest est venu chercher assistance.
Moi?
Non, puisque Gregory ignore ma présence et me croit à quatre milles lieues d'ici. C'est du secours qu'il demande, à moi ou à un autre. Eh bien! si Tempest est venu, il saura repartir… Je connais trop mon vieux loup… Ma décision est arrêtée et c'est presque joyeux que j'arrive à la cabane.
Fidèle à son serment, Sulpice La Berge ronfle. Le bruit que je fais en entrant le réveille. Il grogne.
— C'est encore vous.
Tempest secoue ses poils et se gratte. Hurricane gémit.
Pour le coup, Sulpice se dresse, les yeux ronds.
— Vous avez… vous avez chassé le chien?
Mon visage est grave. La Berge comprend que je n'ai pas l'humeur à plaisanter.
Simplement, je lui dis :
— Celui-ci, c'est Tempest.
Au cours des longues veilles, j'ai eu le temps de lui raconter maintes fois mes aventures sur le Yukon et je lui ai parlé — avec quel amour! avec quel regret! — de Tempest, chien d'Alaska « qui, à force de tendresse attentive, m'a fait oublier les misères humaines ».
Mais le garçon ne comprend plus… Tempest, voyons… l'Alaska…
— Mais… mais que vient-il donc faire ici?
Je réponds posément :
— Me chercher…
Et j'explique les probabilités sur lesquelles j'appuie mon raisonnement.
Tout en parlant, j'empile des boîtes de conserves : du saumon, du pemmican, des fruits de Californie, puis une provision de maïs et de légumes secs. Voyons ma réserve de balles? Ah! sur l'étagère. Le thé? Où mettez-vous le thé, La Berge? Sur la cheminée! Bien, merci…
La Berge est assis sur le lit, les bras noués aux tibias, il me regarde agir éberlué.
— Je vous confie celui-ci ; il est blessé, oui, c'est moi qui ait fait ce beau coup.
— Vous me…
Sans attendre sa réponse, je sors dans la cour, je tire le traîneau léger, siffle les chiens, les attelle. J'empile paquets et couvertures, je sangle le tout avec des courroies de cuir. Voyons, je n'oublie rien? Du whisky, j'en ai une bouteille… Ah! ma trousse et ma boîte à pansements!…
Tout est prêt. Alors en route. Tempest, mon vieux copain, tu vas marcher en tête, c'est toi qui nous conduis.
La bête, heureuse d'avoir été comprise, manifeste sa joie par des sauts, puis, résolument se met en flèche.
Et ce sacré Sulpice que j'oubliais! Je rentre et le trouve toujours assis, mais, de l'index il gratte son crâne, signe d'une évidente préoccupation.
— La Berge, je m'en vais.
Pas de réponse.
— La Berge, je vous dis que je pars.
Rien.
— La Berge, je serai absent un jour, deux jours, longtemps peut-être.
Pas un mot.
Alors, furieux, je lui souffle sous le nez :
— Au revoir.
Comme j'arrive à la porte, la réplique arrive, très française, un seul mot en deux syllabes auquel il ajoute :
— Allez en enfer, si vous voulez…
Je hausse les épaules. La porte bat.
— Cherche Tempest… cherche, cherche…
La bête, le museau sur la piste, part — et la meute suit.
Vers le soir, comme je campe sur les bords de la rivière des Peaux de Lièvres, j'entends soudain un bruit qui m'est familier : les sluip, sluip, sluip que font les raquettes en glissant.
Je lève la tête et j'aperçois, venant à moi, Sulpice La Berge, suivi à cinquante mètres par Hurricane-chien…
Le trappeur s'assied. Il se déchausse, envoie au loin ses raquettes en jurant, puis, tendant ses mains à la flamme du foyer, il bougonne :
— Il était dit que vous me feriez lever aujourd'hui… vous êtes satisfait, hein?
Un sourire.
— Oui, vous pouvez vous payer ma trompette tant que vous voudrez. Vous aviez cru que j'étais un mufle, avouez que vous l'avez cru… Un mufle! un mufle! moi, moi, moi… Tenez, la main sur le cœur, vous êtes une sacrée tête de cochon si vous avez pensé cela.
Je lui bourre les côtes du poing gauche, cependant que ma main droite lui claque l'épaule.
Sulpice La Berge sait que je suis content. Il cligne son œil pétillant et grogne des mots sans suite.
Tempest a donné sa place devant le feu à Hurricane. Ils grognent aussi doucement.
Les deux bêtes, le trappeur sont heureux. Pourquoi ne le serais-je pas?