La Bête Errante: Roman vécu du Grand Nord Canadien
CHAPITRE XVI
LE PORTEUR D'ESPÉRANCE
— Waiter, un double martini pour moi ; du poisson, de la viande, du son, du maïs ou des tiges de bottes, n'importe quoi pour mes chiens.
Il ne faudrait pas connaître le maître de poste pour croire un traître mot de ce qu'il dit, non pour la commande du double martini, qui est ferme, mais en ce qui concerne ses bêtes.
Il va, il vient de la cuisine au comptoir et, tout en parlant, il éventre à la pointe du couteau des boîtes de corned beef ; on lui apporte de la farine de maïs, il fait une mixture qu'il pétrit de ses mains.
— Ils ne l'ont pas volé, sure. Quarante-cinq milles depuis ce matin, et les derniers cinq, ah! mes anciens! j'ai cru qu'on n'arriverait jamais. Nous sommes les derniers à avoir pris le trail du Yukon. Ça craque partout. Avant deux jours, le fleuve aura crevé sa ceinture de glace. Depuis Cariboo Kid, les moustiques nous font une sacrée musique, pas vrai, chère chose?
Et Gregory tapote l'encolure de son leader, Tempest, qui lui donne de biais des coups de tête approbateurs.
— Un coup de main, garçons, voulez-vous? pour dételer ces individus du diable. La paix, vous autres, hein! C'est pour vous, soyez sages.
Les chiens, débarrassés des harnais, s'ébrouent. Ils secouent leurs poils qui se hérissent ; ils étirent leurs pattes et jappent autour du maître.
Et Gregory, portant la pâtée dans une cuvette d'émail, sort, suivi de son team.
Deux minutes après il est de retour.
— Les chiens d'abord, hein! c'est justice. Puis moi, si vous le permettez.
Et, d'un trait, il vide le double martini. Il y a de beaux buveurs, certes, à Last Chance, mais le coup de gosier du postier est célèbre. Personne ne se risquerait à lutter avec Gregory, pas même Douglas Bighorn qui, cependant, avale dix pichets de stout dans le même temps que l'arbitre frappe dix fois dans ses mains.
Le postier, satisfait, respire fortement, se plante sur ses jambes, remonte d'un geste sa culotte dont il reboucle la ceinture, et dit :
— Maintenant, à vous, garçons!
Du couteau, il coupe le nœud plombé qui étrangle le sac postal et, sur la table, il vide le courrier.
Les mineurs sont rangés autour de lui comme des gosses attentifs à la volonté du maître.
Les pauvres chères écritures sont là, pêle-mêle, avec les paquets ronds ou carrés, courts ou trapus, qui tous portent des timbres oblitérés par toutes les postes du monde.
Et la voix rude commence l'appel.
Les mains tremblent un peu en recevant la lettre. Aussitôt l'heureux garçon se retire à l'écart et, d'un pouce inhabile, ouvre l'enveloppe. Nouvelles du pays que l'on a quitté, du père, de la mère, qui attendent là-bas celui que, dans l'intimité, on appelle « le cerveau brûlé » ou « le fou », mais pour qui, au fond, s'attendrit la sollicitude familiale. Sait-on au juste où cela se trouve Last Chance? Quelque part à l'extrémité de la terre, à un endroit où, sur la carte, il y a beaucoup, beaucoup de blanc, parce qu'on ne sait pas. Un trait bleu, une ligne brisée, c'est un fleuve qui partage la feuille ; en courbe des majuscules inscrivent « ALASKA » ; par-ci, par-là un point minuscule : un fort, si la carte est ancienne, une ville, si elle a été éditée après le rush. Mais le camp, les placers? Où est-ce? On ne sait pas. Cependant, ce que nul n'ignore, c'est le climat meurtrier, le blizzard, les huit mois de neige, le labeur, ce labeur fantastique qui étonne l'imagination de ceux qui sont restés.
Comment ce garçon qui, ici, ne faisait pas grand chose?… « La charrue, la houe, la pioche, toutes les machines à gratter la glèbe, c'est bon pour les mercenaires! » Reculant l'horizon que ferme le clocher, lui rêvait d'un autre avenir : la Ville, la route tentatrice, le port, l'Océan, les terres mystérieuses.
Son appétit est grand, ses muscles solides. Adieu les vieux, au revoir, clocher, good bye, les copains.
Mais le pays est resté cher au cœur de l'exilé et c'est en tremblant qu'à des milliers de milles il reçoit les quatre feuillets de papier qui prouvent que, là-bas, à l'autre bout de la machine ronde, des êtres pensent à lui.
A l'appel d'un nom, parfois, un remplaçant se présente.
— Hardish? Il est resté chez lui. Donnez. Merci.
— Colville? Il piège des renards bleus. Il rentre dans dix jours. Donnez. Merci.
— Banks? Il n'a plus besoin de rien. Oui, un quartier de roche qui lui a cassé les reins, voici six semaines.
Et Gregory, de sa grosse écriture, écrit au verso : « Retour à l'envoyeur, parti sans laisser d'adresse. »
Pourquoi tuer les pauvres vieux, là-bas, avec la mort du garçon? Pas la peine. Il faut leur laisser l'espérance qui aide à vivre les derniers beaux jours de la vie. « Parti sans laisser d'adresse. » On sait le gars aventureux, il est allé plus loin, pardienne! il reviendra ; un matin, le facteur frappera de sa canne au volet, apportant des nouvelles…
— William King?
— Hello!
Un chechaquo se précipite, renversant deux escabeaux. On rit. Il happe la lettre des deux mains et, sous la lumière, il lit et, cependant qu'il lit, un sourire se dessine aux pointes de ses lèvres ; ce sourire peu à peu s'élargit, découvre les gencives ; c'est un rire silencieux qui monte jusqu'au regard qui pétille. Les plaisanteries partent sur la sweetheart. Elle attend. Elle envoie sa dernière photo. « Faites voir, garçon. Beau brin de fille! La chance sur vous! »
— Thomson, Periquo, Harley, Walsh, Laramie… Laramie.
— Voilà! voilà! grasseye un Canadien d'une voix lente.
Il prend la lettre, la regarde, la palpe, la tourne, la retourne et la fourre dans sa poche sans l'ouvrir. Puis il sort. Laramie a la joie solitaire.
— Comment, c'est tout? Vraiment? Vous n'avez rien oublié? Retournez le sac, peut-être…
Un dernier espoir se raccroche à ce « peut-être ». Hurricane a pâli. Sa voix hésite :
— Vous êtes sûr? Gregory.
— Sûr. Voyez vous-même.
Hurricane garde, stupide, le sac dégonflé dans ses mains, mais les poings se crispent sur la rude toile. Un tressaillement secoue le garçon d'un grand frisson glacé, une eau trouble ses yeux, ses paupières se ferment, ses cils tremblent doucement.
Les lèvres closes se contractent, puis se tirent. Des griffes brident les tempes, des rides creusent le front, des barres obliques coupent les joues, un masque est plaqué sur ce visage, comme une cire molle sur une face douloureuse.
Cela dure huit secondes, dix peut-être.
Les yeux s'éveillent, les lèvres se détendent, les mains s'ouvrent, le sac tombe. Hurricane le repousse du pied et, s'adressant à Gregory :
— Dites donc, old chap, que diriez-vous d'un second double martini cocktail?