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La Bête Errante: Roman vécu du Grand Nord Canadien

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CHAPITRE XXXVI

DES GRELOTS DANS LA NUIT

Le décor d'un saloon, dans un camp de mineurs, paraît à première vue monotone. C'est l'épreuve classique, tirée à des centaines d'exemplaires, d'une salle, avec, comme toile de fond, un comptoir et des bouteilles alignées. Des tables avec, autour, des gens qui boivent et qui jouent et qui, lorsqu'ils ne jouent ni ne boivent, dansent.

Trois grelots de folie attachés à la marotte des hommes : l'alcool, le jeu, la danse.

Le garçon qui évolue dans ce milieu est, lui aussi, pareil aux autres : la même allure, la même impression de force, la même marque de volonté.

Et, cependant, si on les examine de près, combien celui-ci est différent de celui-là. C'est une troupe uniforme, mais où chacun garde sa personnalité. Ils n'ont de commun que le soin qu'ils apportent à cacher certain coin de leur existence. S'ils n'aiment pas à bavarder, ils s'abstiennent aussi de connaître. Celui qui arrive est accepté et personne ne songe à lui demander d'où il vient, où il va.

La formule « chacun pour soi » est de mise sur ce sol où l'on essaye sa chance.

C'est l'instinct barbare du terrain de chasse qui domine encore les peuplades primitives et qui est resté si vivace chez les Indiens du Canada.

Mais tous ces errants, venus du diable, sont éminemment des êtres sociables. L'égoïsme ne les anime pas. Ils sont susceptibles de beaux élans de générosité et de solidarité.

C'est au bar qu'il sont eux-mêmes. La malhonnêteté est l'exception ; démasquée, elle est chèrement payée.

L'ivrogne solitaire n'existe pas. L'alcool est à tous. Celui qui a paye pour celui qui n'a pas, et si des signes significatifs apparaissent, on ne rencontre jamais de ces déchets humains aux mains tremblantes, à l'haleine puante, à la face ravagée où se lit clairement la démence et la mort.

Etre égoïste, ce n'est pas seulement vivre pour soi, c'est limiter sa volonté d'aimer.

Le coureur des bois, le chercheur de piste, qui est venu sous le cercle polaire, reste humain au sens propre du mot. Il est rattaché au monde civilisé par des liens qui lui sont chers.

Il faut avoir vu l'attente du courrier et la distribution des lettres pour s'en rendre compte.

Par hasard, lorsqu'il s'agit d'eux-mêmes, ils parlent avec amour de la mère, du père, de la fiancée ; ils ont toujours une figure de femme, photo jaunie aux traits effacés, dans leur portefeuille.

Ils affectent une âme internationale, mais, au fond, ils ont tous l'amour de la petite patrie, du clocher ou du ranch qui les a vus naître.

Ils ont le sentiment de l'honneur, un honneur parfois particulier, mais qui a des règles farouches que nul ne peut enfreindre ni oublier. La vie d'un homme est peu de chose et cependant, pour sauver un camarade sous un éboulement, j'ai vu dix garçons risquer la mort.

Ils ont des flammes d'enthousiasme et des crises de cafard. Un mot les lance sur une piste téméraire ; ils abandonnent des rendements certains pour des filons problématiques et c'est par rafale que soufflent sur les camps des coups de folie qui jettent les hommes dans une sombre détresse.

Gregory Land, écarté de sa route, c'est tout un camp privé de nouvelles, séparé du reste du monde. On a vu la famine s'abattre sur une région de l'univers. Le manque de force morale est pire.

C'est pourquoi, ce soir, le saloon de Last Chance est misérable. Cependant, au cours de la belle saison, on a lavé pour plusieurs millions de dollars. L'hiver venu, la bataille recommence, dure, violente, impitoyable. Quelques garçons sont rentrés au pays ; d'autres, plus nombreux sont venus, ayant la faim de l'or.

Malgré les ceintures pleines de « paye », les dés roulent mollement, les parties de poker n'ont point d'âme. Le piano mécanique est muet, les girls fument, inoccupées.

— Croyez-vous qu'il faille perdre tout espoir?

C'est Billy-le-Rouge qui interroge son partenaire, un vieux Yukoner rompu aux malchances de la piste.

— Sait-on jamais avec ce démon?

Le démon, dans l'esprit de l'homme, c'est le fleuve, sournois et traître.

— Gregory n'est pas un apprenti.

L'autre interrompt :

— C'est un garçon fait comme un autre. Que voulez-vous qu'il fasse? Si la toundra l'a pris ou si la glace a crevé sous lui!

La partie continue, silencieuse. Ils sont soixante dans le bar qui jouent et boivent sans autre bruit que le son mat des dés qui heurtent le bois ou le claquement d'une carte.

Soudain, une fille se dresse, tend l'oreille, jette sa cigarette et ouvre la porte. Elle écoute. Dans la nuit monte une rumeur lointaine.

— La porte! clame un garçon.

— Ta figure, toi… Ecoutez, il y a des grelots sur le trail.

Les hommes se précipitent, les faces se tendent en avant… La rumeur est moins confuse, elle grandit, elle approche, elle est là… Les grelots tintent… Jamais clochettes saintes n'ont courbé ainsi les hommes.

La chose n'est plus niable. Quelqu'un tient la piste, et c'est la ruée au dehors. En dix secondes, le saloon est vide ; sur la table, les dés et les cornets gisent mêlés aux mises d'argent, des cartes jonchent le plancher. Le barman lui-même a suivi.

Le bruit se perçoit nettement. Les phrases fusent :

— C'est le mail-stage!

— Je le reconnais!

— C'est Gregory.

— Chut! taisez-vous, écoutez…

Et, dans la nuit bleue, une voix connue s'élève :

Go ahead, boys, go.

C'est lui, c'est Gregory, c'est le postier.

Chacun se précipite et c'est une véritable acclamation qui accueille le maître de postes lorsqu'il paraît.

Dans les cris, on entend :

— Oui, c'est moi, laissez-moi, que diable! Vous m'étouffez, vous écrasez les chiens… si vous ne vous écartez pas, j'attends demain pour vous donner vos lettres.

Parole magique. L'espace est libre, les chiens tournent et le traîneau se range devant la porte du saloon.

Hurricane et Flossie entrent, suivis de la foule, cependant que Land décharge, aidé par deux copains, les sacs contenant les trésors de la poste, les sacs qui ont erré des milles et des milles, les sacs auxquels Gregory et ses compagnons ont sacrifié les provisions, alors indispensables!…

Bah! les pires souvenirs sont effacés par la joie qui exulte et qui, du cœur, illumine la face des hommes.

Sous la rude enveloppe du sac, tandis que Hurricane désespérait, il y avait une toute petite chose bleue qui lui était destinée et près de laquelle il a dormi, il a souffert des jours et des semaines.

— Tenez, fait simplement Gregory, une lettre pour vous, Hurricane.

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