← Retour

La Bête Errante: Roman vécu du Grand Nord Canadien

16px
100%

CHAPITRE XIX

LA CHANSON DE L'OR

— Une sacrée chance, hein?

— A la vérité.

— Combien faisiez-vous à la pan?

— Hum, deux mille à deux mille cinq…

— Dollars?

— Naturellement!

— C'est une affaire.

Sure…

— Et vous valez?

L'autre répond tranquillement :

— Un millions de dollars. Du moins, je pense ainsi.

Un sifflement admiratif passe entre les dents de l'interlocuteur, qui prend son copain aux épaules et le secoue, en reconnaissant loyalement :

— Vous êtes un heureux garçon et je vous félicite.

L'autre rit et dit :

— Je suis.

Le filon de Bighorn est l'aventure de ce printemps. Bighorn, un joyeux colosse, à qui la fortune doit bien cette revanche. N'était-il pas parmi les pionniers, ceux qui, à pied, bagage au dos, ont franchi la redoutable passe et qui, les premiers, tracèrent une piste sur la neige inviolée?

Il avait dix-huit ans alors. Aujourd'hui quarante. Depuis vingt-deux ans il essayait sa chance. Il l'a maintenant, totale. Et l'on se réjouit.

La roue tourne, le chiffre est sorti, c'est le gros lot! Tant mieux. Hurrah! pour Bighorn.

Il n'y a pas de place pour la jalousie dans le cœur rude des Yukoners.

Bighorn est le roi de Last Chance, un roi débonnaire qui est resté l'ami de ses sujets. D'autant qu'une royauté, cela se fête.

On a bu pendant trois jours à la Branche de Saule, à ses frais, c'est évident. Et quand je dis trois jours, j'entends trois fois vingt-quatre heures, car il n'y a plus de nuit sur le Yukon. La lumière a pris possession des terres polaires et sa maîtrise est absolue. On travaille, on mange, on boit (on boit surtout), on se couche, on dort, on se réveille avec le jour…

Et toute cette clarté persistante jointe à l'effort donné énerve les corps, et l'atmosphère du saloon s'en ressent.

Il y a foule dans les deux salles. Les parties de poker s'animent, accompagnées par l'inévitable piano mécanique qui moud, inlassable, des airs pour les acharnés danseurs.

Avec les steamers à palettes sont descendues les dancing-girls et une nuée de garçons qui attendaient le printemps pour tenter la fortune.

Les cris fusent, mêlés aux rires aigus des femmes ; le mot « dollar » domine.

— Mille dollars.

— Un « pot » de quinze cents dollars.

— … quelques dollars.

— Un beau business… cent dollars. C'est donné.

— Cinq dollars, please, pour m'acheter un ruban.

Et la voix du tenancier s'enroue :

Get a partner, one dollar, one dollar!

Il trépigne à son comptoir, il frappe dans ses mains, s'arrête pour servir, puis recommence à hurler :

Get a partner, one dollar, one dollar.

Car cela coûte un dollar pour fox-trotter avec « une demoiselle d'opéra ».

Elles sont venues de partout, de Dawson, de Skagway, de Juneau, de toute la côte et même de Californie.

Elles dansent en mâchant de la gomme et les garçons piétinent gauchement le parquet avec leurs lourdes bottes.

Ils tournent, l'air béat, heureux de vivre, sans voir qu'une main experte explore leur gousset.

Hurricane est parmi les plus enragés. Il a payé vingt dollars pour la nuit. One-step, valse, polka, fox-trot, tout lui est bon pourvu que la danse l'entraîne. Il se grise de mouvement et de bruit jusqu'à ce que son cerveau soit pareil à une boîte vide.

Billikins erre, mélancolique, au milieu des danseurs ; son chapeau melon, enfoncé jusqu'aux oreilles, laisse passer des mèches grises ; il traîne ses mocassins dont les lanières pendent comme de coutume.

De-ci, de-là, il attrape un whisky, un gin, un cocktail, un cognac, Billikins, éclectique, accepte et absorbe tout ; une ivresse pesante l'envahit, mais plus il est ivre, plus son visage est assombri ; les rides tirent la face lugubre.

Entre deux quadrilles on boit.

— Vous voudriez?

La fille demande :

— Je voudrais un cocktail aux œufs.

All right, c'est une chose possible.

On apporte les deux verres avec la cerise traditionnelle et le non moins traditionnel chalumeau. La dancing-girl, la bouche en cœur, tette la paille avec une mine de chatte gourmande. Après plusieurs goulées, elle s'arrête, passe sa langue sur ses lèvres.

— Quel est votre nom?

— Moi, on m'appelle Hurricane. Et vous?

— Moi, je suis Doll.

Hurricane pousse un cri. D'un coup de poing, il repousse la table, qui chavire, entraînant les verres qui se brisent. Il y a une clameur dans la salle.

— Quoi?

— Qu'est-ce qu'il y a?

— C'est un fou.

Fou! Le garçon donne cette impression à tous. Il sort, bousculant les couples, heurtant les tables, suivi par les jurons des joueurs.

La fille effarée a croisé sur sa poitrine son fichu de soie et, stupide sur son banc, les yeux ronds, les mâchoires ruminantes, elle mâche sa gomme.

Mais l'incident est si peu grave qu'il est vite oublié.

— Il y a cent dollars…

— Avec cinquante de plus.

La voix glapit :

Get a partner, one dollar, one dollar.

Et, pour accompagner son invitation, le barman agite une sonnette d'un geste frénétique.

— Dollars… dollars… dollars…

Le mot part de tous les coins de la salle ; c'est le maître qui asservit tout à son caprice, âmes et corps. Pour lui on peine, pour lui on danse, pour lui on joue, pour lui on meurt.

Le métal est sorti vierge de la terre glacée, mais, dès qu'il a vu la lumière du jour, il a courbé les hommes. Veau d'or? Non pas : petite chose qui brille et qui brûle les doigts.

La chanson de l'or emplit les deux salles du saloon de la Branche de Saule ; mais les cloisons de planches sont trop rapprochées ; elle sort et court sur les rapides pour apporter son espérance et son désespoir à tous ceux qui, sur le territoire du Yukon, sont devenus ses serviteurs passionnés.


Hurricane cache sa détresse dans sa hutte faite de rondins assemblés. Il ferme les yeux, crispe ses poings sur ses oreilles. En vain : les yeux clos, il voit une image persistante. Les oreilles bouchées, il entend une voix qui scande la syllabe adorée : « Doll… Doll… Doll ».

La brise printanière lui apporte, avec des musiques endiablées, les clameurs des joyeux garçons qui, eux, ne demandent à la vie que des choses immédiates.

— Mille dollars.

— Avec cinq cents.

One dollar… one dollar…

Le refrain est martelé par un bruit métallique, comme si une main immense agitait un sac où les pièces d'or tinteraient.


C'est ce jour-là qu'on a trouvé Bighorn mort, dans sa chambre, Bighorn qui avait trimé vingt-deux ans sur tous les placers d'Alaska et qui mourut de congestion, à l'heure même où il valait un million de dollars.

Chargement de la publicité...