Rusbrock l'Admirable (œuvres choisies)
LE QUIÉTISME
Quiconque prend son repos en dehors de l’action, quiconque s’abandonne à une quiétude sans application, tombera dans toutes les erreurs ; il se détournera de Dieu pour se replier sur lui-même, et chercher en lui-même le repos. Ce prétendu contemplateur est semblable à un marchand ; je parle d’un marchand qui viserait au gain seul. Il n’aime que lui, il est propriétaire et amoureux de sa personne. Parmi les quiétistes, plusieurs mènent une vie rude et sévère. Ils sont prosternés sous des pénitences énormes ; mais soyez certain qu’ils pensent aux yeux des spectateurs, et qu’ils voient leur récompense venir de ce côté-là. Tout amour-propre n’a de saveur et de goût que pour lui-même. Quelquefois ces gens obtiennent les vanités qu’ils désirent. C’est Satan qui les leur donne ; Dieu les livre au père du mensonge, et ils attribuent à leur sainteté le succès de leurs efforts récompensés par l’enfer. Intérieurement labourés par l’orgueil, ils ont des yeux fermés à la lumière divine. Adhérents à eux-mêmes, assis au fond d’eux-mêmes, quand ils trouvent dans leur immobilité une petite consolation, ils sont transportés d’aise, n’ayant pas même la notion de l’immensité des joies qui leur manquent. Par la pente sur laquelle ils glissent, ils espèrent rencontrer certaines saveurs intérieures, certains goûts, certaines voluptés d’âme ; c’est ce que j’appelle la luxure spirituelle. C’est l’amour de la volupté, qui, repliant l’homme sur lui-même, l’arrête au fond de lui en lui disant : Le plaisir est là.
Les hommes, toujours adonnés à la volonté propre, sont intérieurement labourés par l’orgueil de l’esprit ; leur vie est contraire à la charité, contraire à l’amour intérieur, contraire à l’esprit de recherche, contraire à l’esprit de désir, contraire à l’insatiabilité de l’homme qui cherche la gloire de Dieu. Car la charité est le nœud de l’amour. De nous à Dieu, c’est elle qui fait le transport entre Dieu et nous, c’est elle qui fait l’union. Mais l’amour-propre n’a de retour que vers lui-même ; c’est pourquoi il est condamné à l’isolement. Quelquefois ses actions intérieures ressemblent à celles de l’amour vrai, comme un cheveu ressemble à un cheveu. La distance infinie qui les sépare est dans l’esprit qui les anime. L’amour vrai ne cherche que Dieu et rapporte tout à sa gloire. L’amour-propre ne cherche que lui-même et rapporte tout à lui. L’homme qui tombe de la charité dans l’amour-propre est immédiatement saisi par quatre ennemis : l’orgueil, l’avarice, la gourmandise et la luxure. Ainsi tomba Adam, et en lui la nature humaine. Il y eut de l’avarice dans son appétit de science ; il y eut de la gourmandise dans son attrait vers le fruit. Il apprit ensuite ce que c’est que la luxure. La Vierge Marie, qui est le paradis vital, connut des richesses supérieures aux richesses perdues par Adam. L’amour magnifique est Fils de Marie. Elle se tourna vers Dieu avec l’activité d’une charité brûlante ; elle conçut le Christ, elle l’offrit au Père, lui et toutes ses puissances, avec une immense libéralité. Les dons de Dieu la trouvèrent toujours chaste. Jamais elle ne les demanda avec avarice, ni ne les reçut avec gourmandise. Quiconque suit sa route est vainqueur de ses ennemis, et arrivera au royaume où la Vierge règne avec son Fils dans la gloire qui ne finira pas.
Il y a une troisième espèce de quiétistes plus pernicieuse que les deux premières. Leur perversité est compliquée, leur vie est une perpétuelle injustice, féconde en erreurs spirituelles. Je demande au lecteur toute son attention. Ces hommes ennemis de Dieu se croient au sommet de la contemplation. Il faut les observer avec soin ; leurs paroles et leurs actes les trahissent. Ils prennent leur oisiveté pour la liberté absolue, et parce qu’ils ne sentent intérieurement que le vide, ils se croient unis à Dieu sans intermédiaire.
Au degré suivant, ils se déclarent supérieurs aux commandements et au culte de l’Église, trop élevés en grâce pour accomplir un acte quelconque. Ils craindraient de déranger par l’exercice des plus sublimes vertus cette oisiveté suprême qu’ils adorent au fond d’eux-mêmes. C’est pourquoi, livrés à la passion pure, ils ont renoncé à toute action inférieure ou supérieure. Elle troublerait, disent-ils, la présence de Dieu dans leur âme. Ils sont assis dans le vide, sans zèle, sans vertu, sans louange, sans action de grâce, sans volonté, sans amour, sans prière, sans désir. Les malheureux ! ils ne désirent pas, ils ont renoncé à la recherche avide, ils croient avoir tout obtenu. Les malheureux ! sous prétexte de liberté, ils ne demandent pas ce dont ils ont besoin. N’ayant plus, disent-ils, ni propriété, ni préférence, ayant dit adieu à toute chose, nous avons obtenu tout ce que les autres sont encore à demander. Dieu même, ajoutent-ils, ne peut plus rien nous donner, ni rien nous enlever. Et, dans la pureté de leur repos, ils se croient dispensés de tous leurs devoirs, comme aussi leur illustre liberté les dispense de toute soumission : ils n’entendent plus la voix de l’Église. Pape, évêque, pasteur, ils sont bien au-dessus de tout cela. Quelquefois le spectre de l’obéissance est encore sur leur visage ; mais au fond les actes de l’Église trouvent en eux des révoltés, livrés à une éternelle vacance. Tant qu’on agit, disent-ils, c’est qu’on n’est pas parfait. Vous vous abaissez jusqu’à terre pour ramasser des vertus, c’est que vous ne connaissez pas la pauvreté d’esprit et le loisir intérieur.
Ils se croient soulevés au-dessus des saints, au-dessus des neuf chœurs des anges, en dehors du mérite et du démérite, également incapables de progrès et de péchés ; unis à Dieu, disent-ils, quant à l’essence, et réduits à rien quant à la substance, voilà le quiétisme et voilà le panthéisme. Ils déclarent alors pouvoir obéir sans inconvénient à tous les caprices du corps ; car l’innocence les a délivrés de la loi. Notre corps, disent-ils, a un caprice ; si vous lui refusez ce qu’il demande, vous allez gêner le repos de notre esprit. Donnons au corps tout ce qu’il voudra : autrement notre quiétude risquera d’être troublée.
Et cependant ils se contraignent quelquefois, c’est qu’alors quelqu’un les regarde, et il faut bien se faire admirer.
Dès qu’ils ont un caprice, ils lui obéissent subitement. Veulent-ils quelque chose, immédiatement cela devient licite. J’espère que les quiétistes sont rares ; mais je les regarde comme les plus dangereux et les plus incurables des hommes. Plusieurs d’entre eux sont possédés du démon. Ils sont pleins de ruse et de déguisements ; mais, armé de l’Écriture sainte, vous les découvrirez facilement, à travers leurs détours et au fond de leur labyrinthe.