Rusbrock l'Admirable (œuvres choisies)
DE L’ABSTRACTION INTÉRIEURE
Si quelqu’un veut vivre dans la solitude intérieure, qu’il aille habiter Jérusalem. Jérusalem veut dire le lieu de la paix.
Or la solitude est par-dessus tout un acte intérieur.
La conversion demande aux imparfaits d’éviter tel ou tel acte extérieur. Car ce que nous possédons avec attache, adhère à nous et se mêle à notre sang.
Mais l’homme parfait n’a plus aucun besoin de fuir le dehors. Dégagé d’attache, libre et prêt, son mouvement intérieur vers Dieu est si prompt, qu’il ne se fait aucune violence pour se précipiter au fond de lui. S’il se sent par moments penché sur les choses inutiles et infécondes, car l’attention perpétuelle vers Dieu n’est pas donnée à l’homme en cette vie, il se détourne rapidement avec un immense mépris de son instabilité. Mais comme il se penchait sans attache, il se relève sans effort ; car sa pente intérieure est plus forte que les pentes extérieures. Il est plus enclin vers le dedans que vers le dehors. Il y en a qui ont, pour la stabilité, des aptitudes particulières ; pour ceux-là, la solitude intérieure est plus facile ; ce qui ne prouve pas leur sainteté plus grande. Le plus saint c’est le plus aimant, c’est celui qui regarde le plus vers Dieu, et qui satisfait le plus pleinement les besoins de son regard. Quelquefois les natures les plus instables et les plus indomptables arrivent à des hauteurs où ne parviennent pas les tranquilles. Car les instables, dans le transport de leur amour, se méprisent au point de ne plus pouvoir se supporter.
Ce qui est nécessaire, c’est la solitude du cœur et de l’esprit. Si vous ne l’avez pas, fussiez-vous seul au monde, vous n’êtes pas solitaire. Si vous l’avez, fussiez-vous mêlé à toutes les foules du monde, vous êtes solitaire.
Quelques-uns demandaient un jour à un homme très élevé en grâce : Ne ferions-nous pas bien de nous séparer des hommes, de vivre seuls, de ne fréquenter que le désert ou l’église ? Ne serait-ce pas le moyen de la paix ?
L’homme consulté répondit : Non. Et voici pourquoi. Si vous êtes justes, vous le serez partout, et auprès de n’importe qui. Injustes, vous le serez également en tous cas. Le juste est celui qui possède Dieu en vérité ; celui-là vit n’importe où, et au milieu de n’importe qui, dans la profondeur de la solitude. Il vit sur la place publique comme dans une église, dans une cellule, dans un oratoire. C’est pourquoi Jésus, auprès de la fontaine, disait à une femme que voici le temps d’adorer le Père en esprit et en vérité.
Qu’est-ce qu’adorer le Père en esprit et en vérité, sinon adhérer à lui par amour ? Celui qui aime en vérité ne borne pas la possession de Dieu à certaines conditions de lieux ou de compagnies, il trouve son Seigneur en lui-même. Le Seigneur est plus intime à nous que nous-même, conservateur de notre vie, et essence de notre essence.
Celui qui ne possède, ne voit et n’aime que Dieu, et toutes choses en vue de Dieu, celui-là est à l’abri de la multiplicité, à l’abri des lieux, à l’abri des hommes. Au lieu de l’écarter de l’unité, tout le multiple est divinisé par lui. Il trouve Dieu en toutes choses, en tout lieu, en tout acte. C’est Dieu qui agit avec lui ; celui qui est la cause d’un acte en est le principal auteur. Si votre amour est vrai, si vous n’avez que Dieu en vue dans toute action, Dieu est le principal auteur de toutes vos actions. Nul ne peut aimer Dieu sans Dieu, ni surpasser la nature par les forces de la nature. L’abnégation de soi-même est une œuvre supérieure à la nature. Celui qui cherche et goûte Dieu en tout, nul ne peut empêcher celui-là d’être solitaire, parmi toute multitude et toute multiplicité.
L’union divine accompagne la solitude. Le juste vit dans un inviolable recueillement ; et comme toutes les multiplicités de l’univers ne peuvent troubler Dieu, ainsi, toute proportion gardée, le juste uni à Dieu est imperturbable à elles. Mais le point suprême où le trouble n’atteint pas est au-dessus de nos puissances. Il réside en Dieu, où toute multiplicité est virtuellement présente dans la paix suprême de l’unité absolue. Il faut donc ne voir que Dieu en toutes choses, et accoutumer l’âme à sa présence intérieure. Souvenez-vous des moments où vous avez possédé Dieu, dans une église ou dans votre chambre, et présentez-vous aux hommes et aux choses dans le même état intérieur. Tel que vous désirez être à l’église, dans l’intensité de la prière, soyez-le parmi les hommes et les choses du dehors. Si vous avez trempé avec attache vos mains dans quelque chose, vous retrouverez, dans l’instant de la prière, l’image malfaisante au fond de vous. Je ne veux pas dire que tous les actes, tous les lieux, tous les hommes soient égaux entre eux, ce serait une injustice suprême. La prière est au-dessus de la nation, et l’église au-dessus de la place publique. Je veux seulement dire que le même esprit doit suivre partout l’homme spirituel. Si vous avez cette joie, la présence de Dieu en vous est invincible ; si vous ne l’avez pas, si vous êtes obligé de la quêter à droite ou à gauche, toute distraction, toute circonstance étrangère, tout homme discordant vous deviendra dangereux. Si Dieu n’est pas au fond de vous, en esprit et en vérité, si vous avez, contre l’ordre, quelque attache mauvaise à vous-même, ce n’est pas seulement la société des méchants, ce n’est pas seulement la place publique qui vous deviendra mauvaise, vous rencontrerez votre ennemi dans la prière et dans l’église, car vous le portez au fond de vous. Toute attache est un empêchement, et, pour trouver Dieu partout, il faut ne chercher partout que lui. Ce n’est pas assez de penser à Dieu, car la pensée va se tourner ailleurs, et alors vous manquerez de Dieu. Il faut avoir Dieu planté dans votre essence, dans la profondeur où n’atteignent pas les pensées. Celui-là possède ainsi Dieu qui est monté au-dessus de lui-même, par la vertu de l’amour, et qui trouve le Seigneur plus haut que les réflexions et les puissances de l’homme. Celui-là trouve en lui-même une simple pente d’amour, qui va vers Dieu, quoi que fassent les créatures. Il est invincible aux choses qui changent le regard simple et nu, plongé dans la contemplation divine, et inaltérable aux images changeantes ; car il passe au-dessus d’elles, visant à Dieu. L’œil de l’intelligence contemple des espèces intellectuelles, comme la miséricorde, la bonté ou toute autre chose. Mais l’œil simple vise à Dieu, passant au-dessus des images. Dieu demeure par sa grâce dans les puissances de l’âme ; mais dans l’essence nue de l’esprit, uni à lui sans intermédiaire, Dieu possède une présence spéciale et inexprimable. Celui qui est monté par sa grâce au-dessus de l’activité humaine, celui-là, dans la simplicité de son âme, possède Dieu sans figure et nu.
C’est de là que la grâce s’élève pour se répandre dans les puissances ; à partir de ces puissances actives, l’âme monte au-dessus d’elles, et, rejoignant la grâce à sa source, se plonge dans l’océan de Dieu. Dieu est la source de la grâce ; mais la grâce devient créature dès qu’elle a coulé en nous et que nous agissons par elle.
L’homme qui possède Dieu fixé dans son essence le possède d’une façon divine ; à ses yeux c’est Dieu seul qui reluit en toutes choses. Celui qui rapporte tout à sa gloire sent en tout la saveur de Dieu.
La présence de Dieu n’est pas une séparation extérieure des choses extérieures, elle est la solitude de l’esprit ; si vous l’avez, vous pénétrez les personnes et les choses à une telle profondeur qu’elles perdront leur puissance et leur action contre vous.
Maintenant voici une tentation plus redoutable, je crois, que toutes les tentations dont jamais j’aie parlé. Elle vous écarte tellement de Dieu et de toute vertu, que je ne sais pas bien comment feront ses victimes pour retrouver la justice. Elle s’attaque à ceux qui, sans pratiquer le bien, par l’intellect seul, croient trouver et posséder en eux-mêmes une existence qui participe à l’essence divine, et restent là dans l’oisiveté spirituelle et naturelle. Ces gens-là tombent dans un repos aveugle et vain où leur substance n’agit plus. Ils négligent toute activité intérieure ou extérieure, toute pratique bienfaisante ; activité, volonté, connaissance, amour, désir, concours effectif de l’homme en face de Dieu, ils dédaignent et méprisent tout cela. S’ils avaient une heure dans leur vie poursuivi Dieu avec l’activité d’un amour sans mensonge, s’ils avaient goûté les vertus vraies, ils ne seraient jamais tombés dans cet aveuglement. Mais sachez donc que Jésus, rédempteur du monde, que tous les saints, que tous les anges de toute hiérarchie agiront éternellement ; éternelle sera chez eux l’activité, éternel le désir, éternelle l’action de grâces, éternelle la louange, éternelle la volonté, éternelle la connaissance ; même dans la vie éternelle, sans l’activité le bonheur ne serait pas. Dieu lui-même s’il n’agissait pas, Dieu ne serait pas Dieu, et le bonheur serait absent de lui. Oh ! les misérables, dans quel abîme ils seraient tombés ! Que toutes les sources qui gardent les larmes s’ouvrent pour pleurer sur eux, car ils se sont endormis dans leur quiétisme, et l’abîme s’est refermé sur leur tête.
Ils adhèrent, sans amour et sans vertu, à ce repos menteur qu’ils sentent au fond d’eux. Je vous le dis, une grande infidélité, une grande erreur s’élève dans le monde, c’est la fausse liberté d’esprit, c’est la corruption spirituelle. Les victimes de cette imposture infernale ne connaissent généralement ni vertu, ni pénitence, pas un cheveu, pas une ombre. Quelques-unes d’entre elles, au contraire, ont passé leur vie dans d’énormes mortifications, dépourvues d’amour simple et de vérité pure. En général, leur procédé consiste à rester immobiles matériellement, à cesser toute action, et à rentrer en eux-mêmes par une oisive sensualité ; et ils restent là sans exercice, ils n’ont pas d’amour adhérent ; c’est pourquoi ils ne sont pas capables de se pénétrer eux-mêmes ; mais, comme c’est dans leur propre essence qu’ils prennent leur repos, ils font d’elle-même un Dieu ou plutôt une idole. C’est leur propre essence que ces idolâtres confondent avec l’essence de Dieu par une horrible confusion.
La consolation intérieure est d’un ordre moins élevé que l’acte d’amour, qui rend service aux pauvres spirituellement ou corporellement. Si vous êtes ravi en extase aussi haut que saint Pierre et saint Paul, ou qui vous voudrez, et si vous apprenez qu’un malade a besoin d’un bouillon chaud, ou de tout autre secours du même genre, je vous conseille de vous réveiller un instant de votre extase et de faire chauffer le bouillon. Quittez Dieu pour Dieu, trouvez-le, servez-le dans ses membres ; vous ne perdrez rien au changement. Ce que vous quitterez par charité, Dieu vous le rendra avec de bien autres excellences.
Voulez-vous que je vous dise, ma sœur, comment vous trouverez l’humilité et la chasteté, comment vous serez fille de Dieu, comment vous placerez autour de votre front l’auréole des Vierges. Le prophète David dit quelque part : Écoute et vois, ma fille, prête l’oreille, oublie ton peuple et la maison de ton père, et le Roi s’enflammera pour ta beauté. Je vous en supplie, ma sœur, écoutez Dieu, écoutez vos supérieurs, ayez l’oreille tendue vers toute obéissance, et le Christ s’enflammera par votre beauté. Après la messe, allez droit à vos fonctions, et si celles-ci ne vous permettent ni d’aller à la messe un certain jour, ni de communier, si le temps vous manque absolument, ne vous en troublez absolument pas. L’obéissance vaut mieux que des victimes, et le sacrifice est plus fécond que la volonté propre. Recherchez et embrassez les fonctions les plus basses, comme l’infirmerie ou la cuisine. Ne commandez que quand il le faut. Mais toutes les fois que vous pourrez vous servir vous-même, faites-le. Quand on vous permet de remplir la fonction la plus humble, remerciez Dieu immédiatement, et que la joie naisse en vous. Si vous êtes chargée de l’infirmerie, le nécessaire, c’est la gaieté. Que votre visage soit ouvert et riant : que votre douceur soit parfaite. N’ayez jamais avec les malades un mouvement d’impatience. Si elles sont impatientes, vos malades, si elles sont moroses, dites-vous : En ce moment, je rends service à Jésus-Christ. S’il y en a dans le nombre de plus pauvres, de plus souffrantes, de plus abandonnées, que toutes vos préférences soient de ce côté-là, et voyez Dieu en elles, Dieu pour qui vous travaillez. Je vous supplie d’éviter l’ombre d’un mot, l’ombre d’un geste qui puisse impatienter un pauvre malade. Si la tristesse et la colère s’emparent de lui, montrez-lui, dans leur gloire céleste, ceux qui ont autrefois souffert, Dieu et les saints. Si le malade vous demande quelque chose, ne le faites pas attendre une minute. S’il vous fait une demande dangereuse pour lui et contraire à sa santé, ayez l’air de ne pas entendre. S’il insiste, dites-lui vos craintes, et, s’il insiste encore, consultez vos supérieurs.
Toutes les fois que vous préparerez pour un malade un petit repas ou une potion, faites-le avec la plus grande propreté ; rendez agréable au goût l’objet que vous préparez : faites que le malade soit content, et, quant à vous, conservez la paix. Remuez très souvent les lits des malades ; arrangez-les parfaitement. Rendez-les commodes, surtout aux plus délicats, surtout à ceux qui ont le plus grand besoin d’être bien traités. S’il le faut, restez la nuit près d’eux : mais alors, alors de la gaieté ! de la gaieté ! Inventez des choses amusantes ! Faites-les rire, ma sœur ; je veux que partout où il y aura un malade, il désire vous avoir à côté de lui. Lisez-leur les paroles et les exemples du Sauveur et des saints, dans le cas où ils seraient disposés à les entendre, mais de telle façon que votre présence entraîne partout où vous irez une récréation spirituelle.