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Rusbrock l'Admirable (œuvres choisies)

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LE DON DE SAGESSE

La sagesse est une saveur qui est goûtée sur la plus haute cime de l’esprit, et qui pénètre l’intelligence et la volonté, dans la mesure où celles-ci se recueillent, dans le lieu sublime où celle-là réside. Cette saveur immense et inépuisable part du fond de l’abîme intérieur, et s’en va gagnant vers le dehors, pénétrant les puissances de l’âme suivant leurs capacités respectives, et atteignant enfin le corps qu’elle ne refuse pas de toucher. Les autres sens, l’ouïe et la vue, par exemple, prennent leur joie au dehors ; ils demandent leur nourriture aux grands spectacles de la création, et aux créatures que Dieu a mises au service de l’homme. La sagesse, au contraire, part du fond le plus intérieur. Au-dessus et au-dessous de l’esprit, elle le domine et le soutient. Au-dessus elle est incompréhensible. C’est une immensité qui réside dans une solitude. C’est le don du Saint-Esprit, et l’amour est insaisissable. Telle est l’amplitude du lieu dont je parle, sa largeur, son immensité, que, s’il vous apparaît, le ciel, la terre et tout ce qu’ils contiennent fondent à vos yeux, et on dirait le néant lui-même. Quant aux délices de cette saveur, elles sont partout : en haut, en bas, au dedans, au dehors. Elles découlent d’un lieu simple et immense, et le regard contemple cette simplicité. Ceci est le point de départ d’une contemplation plus haute. L’esprit sait parfaitement qu’il ne pourra saisir les délices incompréhensibles ; car c’est à une lumière créée qu’il les cherche. Cependant sa joie est immense ; car il se sent défaillir dans sa contemplation. Transformé par la lumière immense, il se tourne vers la béatitude incompréhensible, et, sans jamais la saisir, il tient de ce côté-là les deux yeux immobiles.

L’âme qui contemple à une lumière créée, et dans des mesures créées à la façon d’une créature, voit sortir des abîmes de la Divinité certaines espèces intellectuelles qui lui donnent lumière et joie ; elle voit que celui qu’elle aime est immense en vérité et qu’aucune créature ne peut le concevoir, tel qu’il est en lui-même. Elle pense à sa sublimité, inaccessible à tout esprit, à sa simplicité, Α et Ω de toute multitude ; à sa beauté, qui est l’unique splendeur du ciel et de la terre ; à sa magnificence, à sa richesse. Elle contemple les espèces divines : vie, en qui tout vit ; victoire, couronne, santé, paix, sécurité, béatitude, consolation, suavité, principe de joie, essence de joie. Voici que les paroles meurent et que les puissances de l’âme sont en défaut pour sentir. Récompense, après laquelle tous les vivants ont la bouche béante. Volupté trop infinie pour permettre à qui la connaît de supporter la vie sans elle. Feu qui brûle ; puissance qui dompte ; Divinité qui comble ; éternité, bonté, munificence : amour, excellence, noblesse, pureté, fécondité, efficacité, vertu, pouvoir, sagesse, stabilité, fidélité, vérité, sainteté, chaleur, lumière, rassasiement, force ; don qui surpasse les attitudes et les possibilités du désir et de l’espérance.

La créature éclairée contemple ces espèces intellectuelles ; mais en tant qu’elles se laissent contempler, ces espèces-là sont des créatures, des ressemblances telles quelles, émergeant des abîmes de la Divinité. Mais les voici toutes qui se retournent vers le fond de l’abîme où elles ont leur Α et où elles ont leur Ω. Ici la contemplation tombe en défaillance ; car elle approche du sanctuaire, où Dieu est simplement.

Dieu montre son royaume aux hommes illustrés dans la lumière de la grâce ou dans celle de la gloire. L’opération se fait plus haut que les sens, plus haut que la nature, plus haut que toute connaissance puisée dans les Écritures. Elle n’est pas contraire aux Écritures. Mais les Écritures ne l’ont pas racontée, et nulle créature ne peut raconter ses délices par une parole assez vivante pour dire ce que Dieu donne aux âmes brûlantes. O fruit et saveur de toute vertu ! ô manne des anges et des bienheureux ! Il en est qui font le bien, mais sans chaleur divine ; ils ne connaissent pas la saveur. D’autres font le bien avec amour ; mais l’éblouissement de Dieu est absent, et avec lui sa saveur. Pour la connaître, il faut que l’homme soit posé par la main de Dieu et établi sur la plus haute cime de son esprit, au centre sacré d’où rayonne la vie active, et où plane la contemplation ardente, adhérente, superessentielle… Amen ! Amen ! Amen ! Amen !

L’amour divin infiniment actif pousse l’homme au dehors vers toute perfection extérieure et toute justice visible : mais en tant qu’il regarde au-dedans de lui-même ; tourné vers son abîme, il est essentiel, et tout ce qui s’unit à lui est inondé par l’incompréhensible. Car il est le gouffre sans fond à qui les âmes éminentes adhèrent par la joie, et c’est en lui qu’elles s’engloutissent. Il est le soleil éblouissant qui darde sur la cime de l’âme, attirant le regard vers les choses éternelles. Il est la source vive, qui sort du fond et se donne au dehors, lancée par sept torrents. Et ceux qui le poursuivent dans l’abîme d’où il sort, coulent entraînés de clartés en clartés, et de délices en délices. Car, dans les feux de cette aurore, scintille la rosée des joies ineffables, et l’esprit fond dans la béatitude. Oh ! Dieu jouit de lui-même immensément. Et son essence dit à la mesure : Je ne te connais pas. — Et, si elle le connaissait, la jouissance ne serait pas parfaite.

Le règne de Dieu apparaît à l’amour, au sein d’une lumière immense. Ceci se passe plus haut que la raison, au fond de l’âme qui est entrée dans l’unité superessentielle de Dieu. Ici l’homme reçoit trois dons, la lumière immense, l’amour incompréhensible et la jouissance divine. La lumière immense dont je parle ici est la source d’où coule toute lumière, dans la contemplation ou dans l’action. L’intelligence en est si avide qu’elle s’y plonge essentiellement, pour s’unir à elle-même. L’amour incompréhensible se répand dans tout le royaume de l’âme, suivant sa capacité de contenir, et l’âme fond dans l’ardeur simple. Quand la lumière et l’amour ont envahi et pénétré l’âme, celle-ci touche la fruition. Celle-ci est tellement immense que Dieu, les saints et les hommes sublimes sont dévorés au fond d’elle par une certaine ignorance, par une essentielle absence de mesure. Être plongé dans cet abîme, c’est la plus haute saveur de cette béatitude. L’homme qui est arrivé là est la joie de toutes les créatures.

Possédant son esprit, comme un roi son royaume, il saura se tourner vers le dehors et tendre la main à tous ses frères. Car il est à l’image de l’unité féconde, du Dieu en trois personnes qui arrive avec tous ses dons, quand la créature l’appelle en ses nécessités. Mais au sommet de son âme, il adhèrera essentiellement à Dieu, pour être transformé dans la clarté qui ne finit ni ne s’épuise. Les Personnes sont incessamment et éternellement plongées et absorbées dans l’abîme de l’essence, où la jouissance les inonde ! Et cependant dans la nature infiniment féconde de la Divinité, la distinction des trois Personnes subsiste avec toutes leurs propriétés et toutes leurs opérations. Ainsi l’homme, frère dévoué à toute créature, résidera au sommet de son âme, entre l’essence et la puissance, entre la jouissance et l’activité, essentiellement adhérent à Dieu dans l’abîme de fruition, et dans la profondeur d’obscurité ; car l’ombre sacrée n’est pas seulement la béatitude suprême des esprits ; elle est la béatitude suprême de Dieu.

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