Rusbrock l'Admirable (œuvres choisies)
LIVRE TROISIÈME
LES VERTUS
L’HUMILITÉ
Quand l’homme considère, au fond de lui-même, avec des yeux brûlés d’amour, l’immensité de Dieu, sa fidélité, quand il songe à son essence, à son amour, à ses preuves d’amour, à ses bienfaits, qui ne peuvent rien ajouter à son bonheur ; quand l’homme ensuite, se regardant lui-même, compte ses attentats contre l’immense et fidèle Seigneur, il se tourne vers son propre fond avec une telle indignation et un tel mépris de lui-même qu’il ne sait plus comment faire pour suffire à son horreur. Il ne connaît pas de mépris assez profond pour se satisfaire. Il sent que celui qu’il mérite est plus grand que celui auquel il pense. Il tombe dans un étonnement étrange, l’étonnement de ne pas pouvoir se mépriser assez profondément, et il reste indécis, devant la défaillance de ses forces. Dans cette perplexité, ce qu’il y a de mieux à faire, c’est de se plaindre à Dieu, son Seigneur et son ami, des forces de son mépris, qui le trahissent et ne le mettent pas aussi bas qu’il le voudrait. Il se résigne alors à la volonté de Dieu, et s’abandonne avec toutes les créatures, et, dans l’abnégation intime, il trouve la paix véritable, invincible et parfaite, celle que rien ne troublera. Car il s’est précipité dans un tel abîme, que personne n’ira le chercher là.
Mais tout n’est pas fini. L’humilité est capable d’une bien autre noblesse et d’une bien autre profondeur.
L’humilité, dit Gilbert, a une telle propension vers les abîmes que le repos lui est impossible, tant qu’elle n’a pas trouvé le fond où la joie est située. Le fond, c’est l’absence de toute propriété mauvaise. Mais, tant que nous sommes sur la terre, nous avons toujours quelque chose à déposer, quelque vêtement à dépouiller. Nous avons donc à aspirer toujours vers une plus profonde profondeur. Nous avons à obtenir de nous-même quelque défaillance inouïe, non quant à l’essence, mais quant à l’estime. Si quelqu’un affirmait d’avoir trouvé le fond, c’est d’être noyé dans l’humilité, je ne le démentirais pas.
Il me semble pourtant qu’être plongé dans l’humilité, c’est être plongé en Dieu, car Dieu est le fond de l’abîme, au-dessus de tout et au-dessous de tout, suprême en altitude et suprême en profondeur.
C’est pourquoi l’humilité, comme la charité, est capable de grandir toujours. Le fond de l’abîme n’est pas à la portée de nos mains. Tant que nous sommes ici, nous devons aspirer vers quelque profondeur nouvelle, convaincus que l’abîme n’a pas dit son dernier mot.
En face de Dieu, puisqu’il est trop immense pour être honoré dignement par nous, nous devons éprouver, dans l’acte de l’adoration, la volupté de l’impuissance.
Quand chaque homme rendrait gloire à chaque instant, autant que tous les hommes et tous les anges réunis, l’esprit d’adoration ne serait pas encore satisfait. Mais l’humilité, si nous réussissons à nous abîmer en elle, nous donne une sorte de contentement. Ayant trouvé Dieu dans l’abîme, nous satisfaisons à sa Majesté, en compagnie de sa profondeur.
Ayant trouvé l’union divine, non pas l’unité de nature ou d’essence, mais l’union qui est le don de l’abîme, l’union qu’on trouve quand on est noyé, nous goûtons les défaillances que fait l’humilité, et nous roulons en Dieu qui est le fond du fond.
Quand nous sommes si profondément plongés en Dieu, que donner et recevoir deviennent pour nous des mots presque inintelligibles, alors nous commençons à être satisfaits de la défaillance.
Puisqu’un fond humble est le vase qu’il faut, très pur et très solide, le vase capable de la grâce, et que Dieu veut la verser là, je vous conjure, je vous conjure d’être humble. L’humilité est si précieuse qu’elle obtient les choses trop hautes pour être enseignées, elle atteint et possède ce que la parole n’atteint pas. Elle est la rédemptrice de la charité violée. Après le péché, toujours innombrable, et quelquefois ignoré du pécheur, l’humilité du pécheur a de merveilleuses aptitudes pour la réconciliation. Sa science et sa confession arrachent à Dieu l’indulgence. L’humilité est à égale distance du désespoir et de l’enflure. Elle ne sait ce que c’est que la dispute des opinions. Elle cacherait sa gloire ; mais elle la montre, si Dieu l’y pousse, ou si l’intérêt des hommes l’exige. Saint Paul montra la sienne. Mais ce fut un sacrifice. La pente de l’humilité incline vers les secrets. L’humilité est la conservatrice de la grâce. Elle nous fait ce grand présent : au moment où elle nous grandit, et dans la mesure où elle nous grandit, elle nous donne la faculté de nous indigner contre notre petitesse. Êtes-vous parvenu au sommet de l’esprit ? vous avez peut-être gardé sur la hauteur les imperfections du premier degré, et l’humilité vous dit : As-tu atteint le premier degré ? toute ascension a l’humilité pour condition et pour loi. Tout homme qui compte pour quelque chose un mérite, une vertu, une sagesse quelconque, en dehors de l’humilité, est un idiot. Toute noblesse est une honte, toute excellence est une ignominie, si l’humilité ne leur prête hauteur et gloire. L’humilité possède seule la puissance de dissiper l’ennemi, de tourner contre lui ses armes et de s’en faire des instruments.
Quiconque possède un fond d’humilité n’a pas besoin de paroles nombreuses pour s’instruire : Dieu lui dit plus de choses qu’on ne peut lui en apprendre et qu’il ne peut en répéter ; les disciples de Dieu sont dans cette position. De l’humilité s’élèvent la liberté et la confiance ; la liberté, qui grandit avec l’humilité, élève vers l’action de grâce les puissances de l’homme. Quand l’humble pourrait posséder à lui seul une puissance de louange supérieure à celle de toutes les créatures réunies, sa puissance serait insuffisante à ses yeux. Jamais il ne placera Dieu assez haut, ni lui-même assez bas. Mais voici la merveille. Son impuissance se tournera en sagesse, et le défaut de son acte toujours insuffisant sera, à ses yeux, la plus grande saveur de sa vie. Quoique la louange de Dieu soit le plus grand plaisir de la vie, il y a une joie plus haute : c’est une certaine façon d’appartenir au Seigneur. Le fait de lui appartenir conduit en lui plus profondément qu’autre chose. Subir Dieu est plus grand que tout.
Que le Seigneur béni dans les siècles des siècles nous donne l’humilité fondamentale, pour que nous parvenions, suivant les lois indiquées, aux splendeurs de l’humilité féconde. Amen.