Rusbrock l'Admirable (œuvres choisies)
LE THABOR
Si nous voulons que son nom soit exalté en nous, suivons-le dans notre esprit, sur la montagne de la Nudité, comme Pierre, Jacques et Jean sur celle du Thabor. Thabor, signifie l’arrivée de la lumière : si nous sommes Pierre par la connaissance de la vérité, Jacques par la supplantation du monde, Jean par la plénitude de la grâce, par la possession de la justice parfaite, le Christ nous conduit au haut de notre esprit, sur la montagne de la Nudité, dans une solitude immense et absolument inconnue, où sa gloire apparaît dans la splendeur divine. En son nom le Père ouvre le livre de vie où sont écrites les paroles de l’éternelle Sagesse ; et la sagesse elle-même du Seigneur embrasse notre esprit simple et nu dans la suavité absolument parfaite, où tout bien se fait sentir et toute chose se fait oublier. Dans notre exaltation, contempler et savoir, goûter et sentir, vivre et exister, avoir et être, tout est une seule chose, et devant cette exaltation nous comparaissons tous avec les différences de nos aptitudes particulières. Le Père, dans sa sagesse, varie ces dons suivant l’excellence et la dignité des individus. Si nous voulons vivre sur le Thabor, c’est-à-dire au sommet de l’esprit, sur la montagne de la Nudité, la lumière arrivera toujours et grandira continuellement. Nous entendrions toujours la voix du Père, et nous sentirions toujours son doigt qui nous toucherait, et nous tirerait vers l’unité intérieure. Tous ceux qui suivent Jésus entendent la voix du Père, et c’est d’eux tous qu’il parle quand il dit : Voici mes fils bien-aimés, en qui j’ai mis mes complaisances. La mesure de grâce varie suivant sa volonté. Parmi les délices de l’amour mutuel qui va de Dieu à l’homme, chacun goûte son nom, et son office, et son fruit ; c’est là que sont enfouis les hommes de Dieu, cachés à ceux qui vivent au monde. Ainsi les amis du monde sont morts devant Dieu, et leur nom manque ; ils sont privés de goût et de sentiment vis-à-vis des choses de la lumière. Or le toucher de Dieu nous fait vivre en esprit, nous donne sa grâce, la lumière et le discernement des vertus. Le toucher de Dieu consolide nos puissances à ce point que nous pouvons supporter ce qu’il nous donne et nous fait, et sa présence même sans évanouissement. Son toucher tire au dedans, fait l’unité tout au fond, et exige de nous cette mort de joie que donne l’esprit quand il fait défaillir l’homme dans la béatitude, c’est-à-dire dans l’éternel amour, embrassement du Père et du Fils, jouissance unique de tous les deux. Quand nous montons avec Jésus au sommet de notre esprit, sur la montagne de la Nudité sans images, si nous le suivons avec le regard simple, avec l’intime complaisance, sur la pente de l’attrait jouissant, nous sentons le feu de l’esprit qui nous fait brûler et fondre au centre de l’Unité divine. Quand, par la vertu de l’unité, nous nous sommes repliés avec le Fils de Dieu vers notre principe, nous entendons la voix du Père qui touche et qui dit : Rentrez. Il dit à tous ses élus dans sa parole éternelle : Voici mon Fils bien-aimé, en qui j’ai mis mes complaisances. Le Père et le Fils, le Fils et le Père ont eu pour l’incarnation future, et pour la mort de Jésus, et pour le retour des élus vers leur principe éternel, une éternelle complaisance. Si nous sommes emportés par le Fils vers notre origine, nous entendons la voix du Père qui dit : Rentrez, et voilà l’illustration de la vérité éternelle. La vérité même nous montre la largeur de la complaisance divine, principe et fin de toute complaisance.
Là, dans le défaut de nos forces, nous tombons la face contre terre devant la montagne de notre nudité, et l’unité se fait pour nous dans l’embrassement sublime de l’unité des trois Personnes. Alors Dieu communique la vie et la béatitude ; alors tout est consommé ; alors tout est renouvelé. Nous sommes baptisés dans l’embrassement de l’amour. Dans l’immensité de la joie chacun trouve sa part propre ; l’amour jouissant, qui est tout en lui-même, fait des prodiges d’unité. Trouver quelque chose hors de soi ? il n’en a ni le besoin ni même la puissance.
Si nous voulons goûter Dieu au-dessus des domaines de la nature, il faut entrer en lui par la foi vive, et là, simples, paisibles, libres, nous demeurerons, soulevés par l’amour, dans la nudité béante de l’esprit ; quand l’amour nous a emportés au-delà des choses, au-dessus de la lumière, dans la ténèbre sacrée, là nous sommes transformés par le Verbe éternel, qui est l’image du Père, et comme l’air est pénétré par le soleil, ainsi nous recevons dans la paix l’incompréhensible clarté, embrassante et pénétrante. Qu’est-elle cette clarté, sinon la contemplation sans terme et l’intuition sans fin ? Nous contemplons ce que nous sommes, et nous sommes ce que nous contemplons, puisque notre essence, sans rien perdre de sa personnalité propre, est unie à la vérité divine, qui respecte toute diversité. Dans la simplicité de l’abîme, nous menons avec l’Esprit divin une vie commune. Oh ! mon Dieu ! voilà la vie contemplative. L’adhésion à Dieu est la part la meilleure. La contemplation de la superessence conduit à la possession. Cette contemplation a une annexe, qui est la vie mourante et l’amour évanoui. Car dès que nous sommes entrés dans la ténèbre, nous sommes saisis par le rayon simple, qui, sortant de l’océan des lumières, où réside notre paix, nous entraîne dans la submersion superessentielle, et l’exercice de l’amour sans mesure arrive après l’absorption. Car l’amour ne peut être inactif : sa vie est un perpétuel effort pour connaître, pénétrer et goûter les trésors immenses qui sont cachés au fond de lui ; voilà le désir implacable. Faire un effort éternel pour saisir l’insaisissable, n’est-ce pas nager contre le courant ? Or l’objet du désir ne peut pas plus être abandonné qu’être saisi. S’en passer, c’est intolérable ; le tenir, c’est impossible.
Les paroles ne l’expriment pas ; le silence même n’est pas de force à le serrer dans ses mains. Intelligence, raison, créature, tout est dépassé, et pourtant le désir ne tient pas son objet. Regardez au fond de vous, vous verrez que c’est l’Esprit divin qui a soulevé en vous la tempête d’impatience. Regardez au-dessus de vous, vous verrez que c’est lui qui vous arrache à vous-même, pour vous consommer dans l’amour supersubstantiel où vous trouverez l’unité, et la largeur et la profondeur, supérieure à tous les abîmes.
Or cette possession simple est la vie éternelle, goûtée dans le lieu sans fond. C’est là qu’au-dessus de la raison nous attend la tranquillité profonde de la divine immutabilité.
Mais si vous n’avez aucune expérience personnelle, il vous est impossible de me comprendre. Car la raison ne peut assigner à ces choses aucun mode. Elles subsistent comme elles sont, dépourvues de manière d’être. Même au-dessus de nous, nous ne pouvons saisir le bien infini que nous goûtons sans le comprendre. Pauvres en nous ; riches en Dieu. En nous la faim et la soif ; en lui, le pain et le vin. L’activité éternelle et l’éternel repos s’embrasseront dans l’éternité. Car la possession de Dieu exige et suppose une activité perpétuelle ; quiconque croit autrement, se trompe et trompe. Toute notre vie est en Dieu, plongée dans la béatitude : toute notre vie est en nous, plongée dans l’activité. Et ces deux vies n’en font qu’une, contraire à elle-même dans ses attributions, riche et pauvre, affamée, rassasiée, reposée, active, sublime et suréminente, dans le temps et dans l’éternité, au milieu du combat de ses gloires. Devenir Dieu lui-même, et perdre notre substance créée, voilà l’impossibilité absolue ; rester en nous-même loin de Dieu, voilà la misère absolue. L’éternité nous tiendra à égale distance du panthéisme et de l’enfer. Vie en Dieu ; vie en soi : grâce, activité ; la clarté divine qui s’élance du plus haut sentiment nous pousse vers tous les actes de la justice : puis, quand nous revenons à elle, après lui avoir obéi par l’exercice de l’activité, nous la poursuivons dans l’abîme d’où elle sort ; mais nous ne sentons plus que l’immersion de l’esprit dans l’amour, et nous nous plongeons sans retour dans l’océan sans rivage. Si, sortis de nous, et plongés en Dieu, nous nous possédons dans l’abîme où nous nous sommes perdus, Dieu est à nous et nous à lui. Et nous creusons la mer sans rivage, pour nous retrouver au fond. Voilà l’engloutissement essentiel : veille ou sommeil, oubli ou connaissance : tout lui est bon ; il va toujours. Les fleuves se jettent incessamment dans la mer : chacun cherche son lieu.
Quand nous possédons Dieu, l’engloutissement nous entraîne, par le poids de l’amour, dans le sentiment de l’abîme, d’où l’on ne revient pas. Si notre regard était éternel, notre sentiment le serait. Cet engloutissement surpasse les puissances et les travaux de l’amour, il est la sortie de nous-même que nous accomplissons avec des flambeaux, quand, plongés dans un autre que nous, nous penchons et nous nous inclinons vers notre béatitude. Car nous sentons une propension qui nous porte de nous dans un autre. C’est l’abîme, qui nous sépare de Dieu, senti dans le secret de l’intime : c’est la distance essentielle. Et cependant la raison reste, les yeux ouverts, au centre de la ténèbre, dans l’ignorance indéterminée : au centre de la ténèbre surgit une lumière immense, qui se fait ombre pour nous, par son aveuglante immensité. Nous embrassant dans sa simplicité, elle nous transforme en elle-même, et, nous affranchissant de l’obstacle, elle nous introduit dans l’amour absorbant, dans l’engloutissement de la béatitude où l’unité nous attend, pour se donner à nous. La science vive et l’amour actif sont éveillés pendant l’union.
Comme le soleil visible illumine, inonde et féconde la terre, ainsi la lumière de Dieu régnant dans le sommet de notre âme, lance dans toutes nos puissances ses splendides rayons : Dieu jette dans notre âme les ornements de son règne. Or la charité immense, qui est Dieu même, allumée dans la pureté de l’esprit comme l’incendie de deux prunelles ardentes, lance au fond d’elle-même des étincelles enflammées qui embrasent, en les touchant, les sens, la volonté et toutes les puissances de l’âme, excitant en elles une tempête de charité, un transport, un délire, une impatience, une ignorance. Or ces étincelles, ce sont les armes par lesquelles nous luttons contre l’amour dévorant du Seigneur, qui a l’attrait d’engloutir. Mais il nous arme de ses dons contre lui-même ; il illustre notre intelligence ; il nous exhorte à nous défendre ; il nous dit : Combattez-moi. S’il nous donne la science et la sagesse, s’il attire toutes nos puissances dans l’abîme du sentiment ; s’il jette au fond de nous le goût et le désir ; s’il nous accorde la contemplation et les flammes ardentes par lesquelles nous montons plus haut que nous ; s’il touche notre volonté, s’il brûle et liquéfie notre esprit en sa présence, c’est pour que nous sauvegardions et que nous défendions contre lui, dans toute la mesure de nos forces, notre droit à l’amour.
Le premier signe de l’amour c’est que Jésus nous a donné sa chair à manger, son sang à boire : voilà une chose inouïe, qui exige de nous admiration et stupeur. Le propre de l’amour est de toujours donner, et toujours recevoir. Or l’amour de Jésus est avide et libéral. Tout ce qu’il a, tout ce qu’il est, il le donne ; tout ce que nous avons, tout ce que nous sommes, il l’enlève. Il demande plus que nous ne sommes, par nous-mêmes, capables de donner. Il a une faim immense, qui veut nous dévorer absolument. Il entre jusque dans la moelle de nos os, et plus nous le lui permettons avec amour, plus nous le goûtons avec ampleur. Mais il nous dévore sans se rassasier. Il a une faim immense, une faim insatiable. Il sait bien que nous sommes pauvres ; mais il n’en tient aucun compte, et ne nous fait grâce de rien. Il se fait en nous son pain lui-même, brûlant d’abord dans son amour, vices, fautes et péchés. Puis, quand il nous voit purs, il arrive béant comme un vautour qui va tout dévorer. Il veut consumer notre vie, pour la changer en la sienne, la nôtre pleine de vices, la sienne pleine de grâce et de gloire, toute préparée pour nous, si seulement nous nous renonçons. Or, si nos yeux étaient assez bons pour voir cette avide appétence du Christ, qui a faim de notre salut, tous nos efforts ne nous empêcheraient pas de nous envoler dans sa bouche ouverte. J’ai l’air de dire des absurdités ; mais tous ceux qui aiment me comprendront. Or l’amour de Jésus est d’une nature noble. Là où il a dévoré, c’est là qu’il veut nourrir. Quand il nous a mangés, c’est lui qui se donne ; il donne en même temps l’appétit de goûter ; il fait présent d’une faim et d’une soif éternelles. A cette faim et à cette soif il donne en pâture son corps et son sang. Quand nous les avalons avec le dévouement intérieur, son sang plein de chaleur et de gloire coule de Dieu dans nos veines, et le feu prend au fond de nous, et le goût spirituel nous pénètre l’âme et le corps, le goût et le désir : et la ressemblance de ses vertus nous vient, et il vit en nous, et nous vivons en lui. Et il nous donne son âme avec la plénitude de la grâce par laquelle l’homme persiste dans la charité et la louange du Père.
Mais par-dessus il nous promet et nous montre l’éternelle jouissance de sa divinité. Il y a des hommes qui font l’expérience de Dieu. Étonnez-vous donc si la joie les brise ! La reine de Saba, quand elle vit la richesse de Salomon, sa splendeur et sa gloire, perdit presque l’esprit, dit l’Écriture, et entra dans le ravissement. Et qu’est-ce que c’était que la pauvre petite gloire de Salomon, auprès de la gloire qui est Jésus-Christ ? Tout ce qui concerne son humanité, nous pouvons jusqu’à un certain point l’absorber sans perdre l’esprit. Mais quand nous sentons sa divinité, l’admiration nous emporte par-dessus nous-même dans l’amour suressentiel, et voilà que les forces nous manquent devant l’autel du Seigneur, à cause des admirations et des intolérances de l’amour. L’amour entraîne en soi son objet ; nous entraînons en nous Jésus. Jésus nous entraîne en lui et là il nous dévore. Alors nous grandissons, et emportés au-dessus de nous, au-dessus de la raison, dans l’intérieur de l’amour, là nous dévorons selon l’esprit, et, par l’amour nu, visant à la Divinité, nous allons au-devant de l’Époux, au-devant de son Esprit, qui est son amour, et cet amour immense nous brûle, nous consume avec notre esprit, et nous attire dans l’unité où nous attend la béatitude. Toujours manger, toujours être mangés, toujours monter, toujours descendre, voilà notre éternité. Jésus-Christ regardait là quand il disait à ses disciples : J’ai désiré d’un grand désir manger avec vous cette Pâque avant ma passion.