Rusbrock l'Admirable (œuvres choisies)
DÉVOUEMENT INTÉRIEUR
Si nous voulons adhérer à Dieu par le dévouement intérieur, nous sentirons dans le fond de la volonté et dans le fond de l’amour le soutien de l’esprit, on dirait le bouillonnement d’une source vive, qui rebondit jusqu’à la vie éternelle. Notre intelligence aura l’expérience du soleil éternel, et la face de Jésus rayonnera : le Père délivrera notre mémoire, lui fera le don sublime de la nudité. Il nous invitera à sa vérité éternelle ; il nous exigera, il nous traînera. Dieu ouvre à l’amour les portes du ciel, pour qu’il entre et mette la main sur ces trésors désirés. L’âme ouvre à Dieu ses puissances : elle désire donner sa substance et recevoir la substance divine. Mais elle veut et ne peut pas ; car plus elle donne et reçoit, plus grandit le désir de recevoir et de donner. Elle ne peut ni se transvaser totalement en Dieu, ni l’embrasser comme elle voudrait. Tout ce qu’elle saisit de Dieu, lui fait l’effet d’un néant, comparé à ce qu’elle ne saisit pas. De là une tempête d’amour : car l’âme ne peut atteindre ni la hauteur de Dieu, ni sa profondeur. Elle ne peut ni le saisir, ni renoncer à lui. Nulle parole ne peut exprimer les transports de ce désir, ni peindre les tourbillons qui se forment dans cette région-là. Tantôt l’amour brûle, tantôt il glace. Quelquefois il intimide, quelquefois il enhardit ; tantôt il réjouit, tantôt il désole, tantôt il espère, tantôt il désespère, il se plaint, il gémit, il chante, il adore ; son ivresse impose à ceux qu’elle possède d’incroyables fureurs. Et cependant cette vie profonde est la plus salutaire des vies. Quand l’homme sent défaillir en lui son esprit, qui ne peut pas monter plus haut, l’Esprit de Dieu intervient. Quand l’homme, malgré les violences d’un désir implacable, n’a pas pu adhérer à Dieu, l’Esprit du Seigneur arrive comme un feu terrible, brûlant, absorbant, dévorant tout, et l’homme oublie son pain, son vin et son sang ! il ne se souvient plus que de l’amour unissant. Silence, esprit humain ! Silence, puissances créées ! Dormez, dormez ! la source est ouverte ; les torrents coulent. Vous serez inondés, au-delà du désir.
Cette première action divine élève l’homme et le transporte. La seconde, qui semble appartenir plus spécialement à son Fils, soulève l’homme plus haut que la raison, plus haut que la vue, plus haut que le jugement : l’intelligence nue est pénétrée et illustrée de lumière divine ! l’œil simple puise, dans cette clarté, des aptitudes de contemplation vis-à-vis de la vérité éternelle. La troisième action fait le vide dans la mémoire, dépouillée de formes et d’images, et porte l’esprit nu vers son plaisir divin : l’homme, établi et fixé en Dieu, y trouve puissance, action, liberté intérieure et extérieure. La science lui est confiée, ainsi que le discernement ; il juge tout ce qui est du ressort de la raison, et subit au-dessus d’elle, par l’opération intérieure, la transformation divine. Mais, au-dessus de tout mode et de toute manière d’être, voici le regard simple et voici l’essence divine. Elle manque de mesure, pour parler notre langage. Incomparable avec toute parole, tout mode, tout signe et toute comparaison, elle se manifeste sans image à la nudité parfaitement simple. On peut placer sur le chemin quelques images, quelques figures, pour préparer l’homme au royaume de Dieu. Imaginez-vous, si vous voulez, une mer immense, faite de flammes ardentes et blanches, où brûle la création réduite en feu ; le feu est immobile, il brûle sur lui-même. L’amour essentiel se possède ainsi, dans la paix brûlante, jouissance de Dieu et des élus, au-dessus de toute forme et de toute pensée. Figurez-vous un océan de paix, un torrent, un abîme inépuisable où les élus roulent avec Dieu dans la jouissance, et la jouissance dit à la mesure : Je ne te connais pas ; et elle emporte ceux qu’elle tient dans une immensité très large, déserte et égarée : ni route, ni sentier, ni mesure, ni commencement, ni fin, rien d’exprimable, ni de compréhensible. Voilà la béatitude simple, essentielle à Dieu, superessentielle à nous, supérieure et étrangère à la raison. Si nous voulons la connaître par expérience, il faut monter en esprit jusqu’à l’Incréé, jusqu’au centre éternel où toutes les lignes commencent et finissent, où elles perdent leur nom, où elles trouvent l’unité centrale, sans jamais aliéner leur nature et leur essence propre. Nous resterons ce que nous sommes, dans notre substance créée : la distinction subsistera. Et cependant les mains du ravissement nous emporteront dans l’Incréé, et nous nous surpasserons nous-même en hauteur, en profondeur, en largeur, en longueur, et ce sera quelque chose comme un égarement sans retour. C’est le témoignage du prophète Ézéchiel : les quatre animaux avançaient toujours et ne revenaient jamais. Ainsi des élus : transportés plus haut qu’eux-mêmes, dans la jouissance sans mesure, ils vont sans revenir. Ils ne regardent pas derrière eux. C’est la septième veillée, c’est le repos ; c’est la consommation de la béatitude. C’est là que nous demeurerons plus haut que nous, dans la simplicité. N’oubliez jamais les actes intérieurs et extérieurs, n’oubliez pas les préparations, n’oubliez pas les exercices, n’oubliez pas les vertus. Les divers degrés de vertus, d’adhésion, de charité, de sagesse, d’activité, produiront divers degrés de béatitude. La faim et la soif qu’on aura de Dieu, dépendra des mérites conquis. O béatitude superessentielle ! vous êtes le Seigneur ! sur vous nous roulerons et nous brûlerons dans l’unité sans mesure, dans l’abondance, dans la communion, plus haut que la capacité de nos puissances réunies. Et l’ordre des élus et des anges sera gardé sur terre et au ciel éternellement, tel qu’il était éternellement dans la prédestination divine. Que la soif de notre cœur prenne une voix pour crier :
O gouffre de puissance, dont je ne vois pas les lèvres, engloutis-nous dans ton abîme ! que ton amour se décache et qu’il brille à nos yeux. Êtes-vous couverts de blessures mortelles, que l’amour vous embrasse, et vous voilà sauvés !