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Rusbrock l'Admirable (œuvres choisies)

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VIE DE RUSBROCK
ÉCRITE PAR UN CHARTREUX

I

Rusbrock avait à peine onze ans, qu’il arriva un jour par hasard chez un vieux prêtre son parent. Le prêtre prit chez lui l’enfant pour l’instruire. Celui-ci n’avait d’attrait que pour la science divine. Il subissait déjà l’opération secrète du Saint-Esprit, qui avait voulu se construire un temple au fond de lui. C’est à peine s’il apprit la grammaire ; mais il parvint à une telle profondeur dans la connaissance des choses divines qu’il surpassa tout à coup plusieurs dialecticiens, philosophes et théologiens. Il savait beaucoup de choses que Dieu seul peut apprendre. Cette éducation paraîtra incroyable à ceux qui ne savent pas, ou qui ne croient pas les œuvres que Dieu a faites autrefois dans les prophètes et dans les apôtres, qui étaient ignorants, à ceux qui n’entendent pas la parole de saint Jean : L’onction de Dieu vous apprend tout. Sa mère, qui ne savait où il était, finit par l’apprendre, quand le bruit de ses lumières se répandit. Elle vint à Bruxelles ; mais, quand elle eut été récréée par la vertu et la célébrité de son fils, elle ne soupira plus après sa présence corporelle. Elle reçut de l’âme de Rusbrock des délectations que sa présence et sa conversation quotidiennes n’auraient pu lui donner. Ceci ne doit étonner personne. Ceux que l’Esprit-Saint unit entre eux sentent, même quand ils sont matériellement séparés, les douceurs merveilleuses d’une union intime et spirituelle.

II

Sa mère était entrée en religion. Elle mourut, avant d’avoir atteint la vie parfaite. Rusbrock, dans sa piété filiale, aidait l’âme de sa mère par des prières quotidiennes. Ses prières n’étaient pas superflues ; l’âme de la morte en avait besoin. Elle apparut plusieurs fois à Rusbrock, lui demandant d’une voix lugubre combien de temps il fallait encore attendre le jour où il serait ordonné prêtre.

Enfin ce jour arriva. Rusbrock venait de terminer sa première messe, quand sa mère lui apparut, pour lui annoncer sa délivrance.

III

Rusbrock était encore prêtre séculier ; mais il cherchait déjà à ressembler au Christ par son humilité. Peu curieux de lui-même et du monde, il faisait l’effet d’un malheureux et d’un homme de rien à ceux qui ne le connaissaient pas. (En général les amis de Dieu sont des énigmes vivantes, et, pour les connaître, il faut leur ressembler.)

Il vivait dans une paix profonde, silencieux et négligé. Adonné à la contemplation, il évitait volontiers les foules ; un jour (c’était à Bruxelles), il passait par une place publique, l’esprit penché sur les choses divines ; il était simple comme une colombe ; deux laïques le regardaient marcher :

« Oh ! mon Dieu, disait l’un d’eux, pourquoi ne suis-je pas aussi élevé en grâce que ce prêtre ! »

L’autre répondit :

« Moi, pour tout l’or du monde, je ne voudrais pas être à sa place. Je n’aurais pas, dans ma vie, un jour de plaisir. »

Rusbrock entendit par hasard ce dernier mot, et, traversant la place en silence, il disait intérieurement :

« Tu ne connais donc pas les jouissances que Dieu donne et le goût délicieux du Saint-Esprit ! »

IV

Pendant que Rusbrock vivait encore dans le monde, il y avait une femme à Bruxelles, qui inventa et propagea une doctrine exécrable. Elle avait une immense réputation de sainteté. Jamais, disait-on, elle ne va à la sainte table, sans être escortée de deux séraphins, l’un à droite, l’autre à gauche. Elle écrivait beaucoup sur l’esprit de liberté. Elle parlait beaucoup de cet amour que le paganisme divinisa sous le nom de Vénus, et enseigna que cette passion était séraphique en elle-même. Cette femme eut des admirateurs qui saluèrent en elle l’apôtre même de la vérité divine. Elle devint l’objet d’un culte. Rusbrock eut pitié de tant d’erreur : il s’opposa aux dogmes infâmes. Une armée de furieux se leva contre lui. Mais il mit à nu le mensonge, et confondit la menteuse. Beaucoup de savants passaient à côté pleins de respect, sans dénoncer l’erreur, ni même l’apercevoir. Ce fut l’ignorant Rusbrock qui fit l’œuvre. Sa promptitude à découvrir le mal, sa sagesse à le démasquer, son audace à le confondre, malgré tant d’hostilités et tant de ruses, tout indiqua chez lui le mouvement de l’Esprit-Saint.

V

Rusbrock avait soixante ans. Il avait vécu au milieu des hommes, comme un exemple et comme une lumière. Il avait gravi les sommets de la perfection ; il était inondé des rayons de la contemplation divine. Il avait écrit magnifiquement sur la vie intérieure.

Cependant, pour se livrer plus profondément et plus pleinement à la contemplation divine, il quitta le monde avec quelques compagnons, et se dirigea vers la Vallée-Verte. Il avait vu, dans la lumière de Dieu, que, pour lui, la solitude serait désormais favorable à la contemplation.

En effet, dans la solitude, la jeunesse de son génie fut renouvelée comme celle de l’aigle. Les regards qu’il jeta sur la splendeur éternelle furent si perçants et si profonds que très peu de contemplateurs ont pu, en cette vie, les suivre où ils allaient. Les théologiens les plus élevés regardent les œuvres de Rusbrock avec admiration et vénération Que celui qui ne comprendra pas commence par croire et par se sanctifier. Qu’il dise le Credo, qu’il redresse son âme, suivant le conseil de Rusbrock. Qu’il mérite la lumière ; qu’il vive en elle. Alors il comprendra, il comprendra et il verra.

VI

Parmi les compagnons de Rusbrock, il faut citer Jean d’Afflighen. C’était un laïque, sans titre d’aucune espèce[3].

[3] Jean d’Afflighen serait-il ce laïque qui eut avec Tauler de célèbres, d’intimes et de mystérieuses relations ?

(Note du traducteur.)

Il suivit dans la Vallée-Verte Jean Rusbrock et ses amis. Là il parvint à de telles hauteurs spirituelles que le récit le plus authentique de cette vie prodigieuse paraîtrait maintenant incroyable au lecteur. Dès les premiers jours de sa conversion, il dépassa les frères. Quand il survenait des étrangers, Jean d’Afflighen leur prodiguait tous les soins matériels dont ils avaient besoin ; puis il leur parlait de Dieu, et les étrangers fondaient en larmes. Il était sévère pour lui-même. Les restes des repas, les morceaux de rebut composaient sa nourriture. Toute sa vie fut plus admirable qu’imitable. Pour suivre sa voie, il faudrait des trésors de grâce exactement semblables aux siens. Très occupé de soins et de travaux extérieurs, il conserva toujours au milieu d’eux une telle paix, une telle pureté d’esprit et d’âme, qu’adonné en même temps à la vie active et à la vie contemplative, jamais il ne fut distrait de la seconde par les labeurs de la première. Il avait acquis cette grâce admirable par une profonde méditation des souffrances de Jésus-Christ. Bien qu’il portât avec lui, partout où il allait, tous les parfums de toutes les vertus, cependant le principal attrait de son âme l’attirait vers les plaies de Jésus-Christ ; sa compassion l’avait entraîné à offrir sa personne, corps et âme, en holocauste. Le souvenir ardent de la passion du Sauveur avait ouvert sur lui les sources de la grâce avec une telle abondance qu’il était à chaque instant arraché à lui-même et ravi en extase. La distance qu’il voyait entre lui et Jésus-Christ, lui avait donné la conviction intime qu’il était la dernière des créatures, et de beaucoup la dernière. Il lui arriva une épreuve terrible : sept douleurs fondirent sur lui, qui ressemblaient aux douleurs de l’enfer, et, pour les mesurer, il faudrait les avoir partagées ; mais je n’entre dans aucun détail. Dieu fit en lui des choses qui ne peuvent être ici racontées. Une multitude de secrets divins furent révélés à ce laïque ignorant. Il ne mourut pas sans avoir laissé par écrit quelques paroles très profondes où il exalte Rusbrock l’Admirable. Il porte aux nues ce maître sublime avec un enthousiasme qui n’a guère d’exemple en ce monde. Car c’était pendant le ravissement que l’excellence et la sublimité du Maître lui avaient été révélées.

Jean d’Afflighen était le cuisinier des frères. Quand il sentit venir sa fin, il continua ses fonctions, jusqu’à la dernière extrémité. Puis, sa mort très prochaine lui ayant été révélée d’en haut, il reçut l’extrême-onction, et mourut trois jours après, le 5 février, en la fête de sainte Agathe, vierge et martyre.

VII

La réputation de Rusbrock arriva à Gérard le Grand. Gérard le Grand était un juste, et sa vie était dans sa religion. Le désir de voir Rusbrock s’étant allumé dans son âme, Gérard choisit un compagnon, et se prépara au voyage. Quand il arriva avec cet ami dans la Vallée-Verte, Rusbrock, le vieillard inspiré, Rusbrock, qui ne l’avait jamais vu, averti de sa visite, le salua par son nom, lui fit une réception honorable, et l’introduisit avec son compagnon dans la demeure des frères. Quelques jours s’étaient passés dans l’intimité ; Gérard dit à Rusbrock :

« Père, j’admire la sublimité de vos œuvres. Mais ne craignez-vous pas l’envie et la calomnie ?

— Maître Gérard, répondit Rusbrock, j’évite d’écrire, toutes les fois que je ne sens pas en moi le souffle du Saint-Esprit, et une présence singulière de la Trinité, plus que sainte. »

Les frères ont affirmé que Rusbrock, près de mourir, leur laissa pour testament et pour dernière parole cette solennelle affirmation, de n’avoir jamais écrit un mot en l’absence du Saint-Esprit. Gérard le Grand ne comprenait pas parfaitement l’immense portée de cette réponse, et son compagnon ne le comprenait pas du tout.

L’esprit de prophétie toucha Rusbrock : « Maître Gérard, dit-il, vous comprendrez bientôt mes paroles. Mais votre compagnon ne les comprendra pas, de ce côté-ci du tombeau. »

En effet, Gérard comprit : les œuvres et la personne de Rusbrock devinrent l’objet de son éternelle admiration. « C’est de lui, disait Gérard, que j’ai appris la vie : c’est de lui que j’ai reçu la prudence et le discernement des choses divines. »

Un jour, dans les entretiens de la Vallée-Verte, Gérard fut singulièrement frappé de la confiance parfaite de Rusbrock en Dieu. Cette confiance n’avait rien de téméraire. Mais l’amour, dans son transport, avait mis la peur à la porte. Gérard, qui peut-être voulait l’éprouver, lui cita sur les jugements de Dieu les passages les plus effrayants de l’Écriture.

Mais plus il appuyait dans le sens de la terreur, plus Rusbrock était transporté dans le sens de l’amour.

VIII

Quant à la façon dont Rusbrock écrivait, je ne veux pas omettre ce que nos pères nous ont appris. Voici quelles étaient ses habitudes.

Quand il sentait en lui les splendeurs de l’inspiration, il allait seul au cœur de la forêt. Quand il avait puisé aux sources de l’Esprit, il écrivait ce qui se présentait. Ce fut ainsi qu’il composa ses œuvres.

Plusieurs fois, l’inspiration faisant défaut, il passa plusieurs semaines sans écrire. Quand l’inspiration revenait, il reprenait ses habitudes, et, quoiqu’il n’eût pas le moindre souvenir des dernières pages qu’il avait écrites, il les continuait exactement. Il écrivait la suite de ce qu’il avait oublié, et ces choses s’adaptaient aussi parfaitement que les différents chapitres d’un ouvrage écrit par un homme qui eût travaillé en écrivant.

Plus tard, dans sa vieillesse, gêné par l’action d’écrire, il prit un frère avec lui qui écrivait sous sa dictée.

Une étude approfondie, une réflexion mûre, un jugement solide, appuyés sur de graves pensées, ont conduit quelques personnes à croire que Rusbrock fut élevé sur la terre à la contemplation de l’essence divine. Mais je me garderai bien de rien affirmer.

IX

Voici un exemple qui peut renseigner sur le genre de vie que menait Rusbrock.

Touché de Dieu, comme à son ordinaire, il s’était un jour enfui dans les profondeurs de la forêt ; là, il s’assit sous un arbre. Foudroyé par la douceur divine, il souffrit un excès d’esprit. Le ravissement dura beaucoup plus longtemps qu’à l’ordinaire. Les frères l’attendaient. Rusbrock ne revenait pas. Les frères tombèrent dans l’anxiété. Ils se dispersèrent, pour le chercher, de tous côtés à la fois. On le chercha partout dans les environs, et partout vainement. Enfin, les frères se lancèrent à travers les sentiers et les détours, dans les profondeurs de la grande forêt. Parmi les frères, Rusbrock avait un ami, particulièrement intime. Celui-ci cherchait avec une diligence inexprimable. Tout à coup, de très loin, il aperçut un arbre illuminé, et, autour de l’arbre, un cercle de feu qui l’entourait comme un fossé entoure une place forte. Le frère s’avança dans le plus profond silence. Quand il approcha, il distingua sous l’arbre Rusbrock. Mais Rusbrock n’était pas encore revenu à lui. Assis sous l’arbre, il avait l’air d’un homme ivre.

X

Un grand nombre de pèlerins affluaient vers la Vallée-Verte. Hommes, femmes, jeunes gens, vieillards, prêtres, laïques, docteurs, tous venaient en foule. Rusbrock accueillait chacun d’eux, et, sans avoir jamais pensé d’avance à lui, lui répondait avec la même sagesse et la même maturité que s’il eût passé sa vie à réfléchir à chaque question. Les personnages les plus considérables de la Flandre et des autres nations venaient le voir et l’interroger. Le grand docteur dominicain, le savant, le sage Jean Tauler, fit son pèlerinage à la Vallée-Verte. Mais telle fut son admiration, son respect, son enthousiasme, que ses visites furent très fréquentes. Il devint non plus seulement le pèlerin, mais le disciple de Rusbrock. Tauler se laissa guider par lui sur les montagnes de la contemplation. Ses œuvres sont pleines de son maître. Beaucoup d’entre elles sont des emprunts faits par Tauler à Rusbrock. Tauler était beaucoup plus instruit, quant aux choses qui s’apprennent. Il était plus versé dans la théologie scolastique. Mais quant aux profondeurs de la vie contemplative, il demeura toujours bien inférieur à son maître. Tauler, d’ailleurs, n’opéra qu’à cinquante ans sa grande et pleine conversion. Il mourut peu de temps après. Rusbrock, livré à la contemplation dès son enfance, escalada toujours des montagnes de plus en plus hautes, et vécut jusqu’à quatre-vingt-huit ans.

Une femme qui demeurait à deux milles de là (c’était une personne très puissante dans la contrée) venait souvent le visiter pieds nus.

Peu à peu dégoûtée de ses richesses et de ses propriétés, elle entra chez les religieuses de Sainte-Claire. Tous ceux qui ont été témoins de sa vie religieuse attestent chez cette femme une haute et constante perfection, jusqu’au dernier soupir.

Une autre femme dévouée, disciple de J. Rusbrock, tomba à la fois dans une grave maladie et une angoisse d’esprit épouvantable. Elle se crut abandonnée de Dieu. Elle eût ardemment désiré voir Rusbrock ; mais elle était incapable d’aller vers lui. Ce fut Rusbrock qui vint. Elle le vit près d’elle.

« Dites-moi, ma fille, dit le Père, ce que vous faites ?

— Rien, dit-elle ; je ne peux plus servir les malades, et j’ai perdu ce sentiment intérieur de Dieu dont j’avais l’expérience.

— Ma fille, répondit Rusbrock, tenez pour certain que voici le plus élevé et le plus sublime de vos sacrifices. Abdiquez votre volonté et rendez grâces. »

A peine avait-il parlé que la paix descendit sur la femme qui écoutait. Son anxiété fut remplacée non pas par la patience, mais par une joie étonnante et un amour invincible.

Un jour, plusieurs prêtres vinrent de Paris trouver le père Rusbrock dans sa forêt. Ils désiraient entendre quelques-unes de ces paroles qui allument dans l’homme l’amour divin. Ils le consultèrent, sans doute, sur l’état de leur âme, et attendaient peut-être une longue réponse. Rusbrock ne leur dit que ce seul mot : « Vous êtes saints, dans la mesure où vous voulez l’être. »

Les prêtres ne comprirent pas, se retirèrent scandalisés, et, en l’absence du Père, se plaignirent aux frères de leur cruelle déception qui les troublait jusqu’au fond de l’âme. « Nous venons donc de Paris pour entendre cela ? disaient-ils. Le père Rusbrock a-t-il voulu se moquer de nous ? »

Les frères racontèrent au Père le chagrin des pèlerins, et le prièrent de s’expliquer. Rusbrock fit venir les prêtres, et leur dit :

« Mes très chers enfants, vous allez me dire si je vous ai trompés. Je vous ai dit que votre sainteté était celle que vous vouliez avoir. En d’autres termes, votre sainteté est aussi grande que votre bonne volonté. Rentrez donc au fond de vous-mêmes. Pesez votre bonne volonté. Vous connaîtrez la mesure de votre sainteté. Soyez bons, mes enfants ; soyez bons, et vous serez saints. »

Le scandale des pèlerins fit place à un sentiment contraire, et ils se retirèrent réconfortés.

XI

Rusbrock était humble partout et toujours. On eût pu croire que ce profond et sublime contemplateur allait se passer de la vie active. C’est le contraire qui arriva. Dans la pratique extérieure et vigilante de toute vertu et de toute justice, il fut le premier du monastère, et l’exemple des religieux. Il se livra même au travail des mains. Déjà vieux, il s’offrait aux fonctions les plus dures et les plus humbles ; il voulait, par exemple, porter lui-même le fumier dont avaient besoin les frères, et il descendit à des services encore plus humbles. Il est vrai que, dans les travaux du jardinage, avec la meilleure volonté du monde, il fut, dans certains jours, plus gênant qu’utile. Car, dans ses moments de maladresse, il arrachait à la fois les bonnes et les mauvaises herbes. Mais l’exemple de son humilité et de son activité n’en était pas moins frappant pour les frères.

Au milieu des travaux extérieurs, il gardait son âme appliquée au dedans, et jamais l’activité du dehors ne gêna en lui le sublime esprit de contemplation. Ainsi Marthe et Marie s’étaient donné rendez-vous.

Rusbrock avait pris l’habitude d’avoir toujours, pendant le travail extérieur, un chapelet à la main. C’était pour lui une façon de symboliser l’acte du travailleur, qui doit offrir à Dieu tous ses pas et tous ses gestes.

Le père Rusbrock avait reçu cette grâce : dans le travail ou dans la solitude, partout où il se trouvait, il avait la faculté de se livrer, dès qu’il le voulait, à la contemplation intérieure.

« Il est beaucoup plus facile pour moi, disait-il aux frères, d’élever mon âme à Dieu que ma main à ma tête. »

XII

Cet ami de Jésus-Christ était si délicieux à voir qu’au jugement et au témoignage de ceux qui l’entouraient, personne n’approchait le père Rusbrock sans revenir avec la consolation et même la gaieté dans l’âme. Sur sa face resplendissait la grâce du Seigneur Dieu.

Il avait la sagesse dans la parole, la piété dans l’action, l’humilité dans le geste, et partout l’intégrité des vertus. Il était sobre et doux pour toutes choses et toutes personnes. Son costume était généralement négligé.

Quant à sa commisération, quant à sa compassion, il en avait les entrailles tellement pleines qu’après en avoir versé des torrents sur les créatures raisonnables il en prodiguait ensuite aux animaux. Il fit toujours tout ce qui était en son pouvoir pour venir, dans tous leurs besoins, au secours des bêtes.

Souvent, l’hiver, l’excès du froid et l’abondance de la neige mettaient dans la misère les pauvres petits oiseaux. Les frères, qui n’ignoraient pas l’immense bonté et l’immense pitié de Rusbrock, allaient le trouver et lui disaient : « Oh ! notre Père ! voici déjà la neige. Que vont faire les pauvres petits oiseaux ? »

A voir et à entendre de telles choses, Rusbrock souffrait beaucoup ; et sa compassion n’était pas vaine. Il prenait de telles mesures, si efficaces et si opportunes qu’il sauvait la vie aux oiseaux du ciel.

Les avares feraient bien, je crois, de faire attention à son exemple. Ce sont des hommes souffrants qui implorent des hommes opulents, et ceux-ci, qui pourraient facilement secourir, ne le veulent pas.

Un jour, Rusbrock tomba malade. Il eut soif, et demanda de l’eau. Le gardien, qui croyait l’eau dangereuse pour lui, ne voulut pas lui en donner.

Ses lèvres se desséchaient. Il supportait le refus avec patience. Cependant, comme il se sentait menacé : « Père, dit-il au gardien, si tu ne me donnes pas d’eau, je vais mourir. »

Le gardien, dans une épouvante mortelle, fit apporter de l’eau. Rusbrock but, et à l’instant même entra en convalescence.

Rusbrock avait une grâce singulière pour deviner et secourir les nécessités de tous ceux qu’il voyait, sans aucune réflexion préalable. Il devinait et agissait.

Quelquefois il parlait de Dieu aux frères jusqu’à l’heure des prières nocturnes. Mais jamais de la vie un d’eux n’en éprouva la moindre fatigue. Au contraire, quand Rusbrock avait parlé, ils étaient tous fortifiés physiquement et prêts à toute veille.

Le Seigneur Jésus lui apparut plusieurs fois. Il lui apparut un jour avec la Vierge Marie et plusieurs saints. Et Jésus dit, montrant Rusbrock :

« Voici mon fils bien-aimé, en qui j’ai mis mes complaisances. »

XIII

Souvent, dans ses ouvrages, Rusbrock insiste sur le Sacrement de l’autel, et sur l’immense amour dont l’Eucharistie est le témoignage. Il est certain que l’amour du Père pour le saint Sacrement fut le feu même dont brilla son âme. Jusqu’aux derniers temps, il garda inviolablement la coutume de célébrer la messe tous les jours. Il avait dépassé soixante-dix et quatre-vingts ans ; il fallait encore une maladie ou un empêchement grave pour l’en détourner.

Un jour, Rusbrock disait la messe ; il en était arrivé au canon ; mais il fut ravi en esprit, et liquéfié par la surabondance de grâce, prêt à perdre connaissance, il était naturellement hors d’état de continuer. Celui qui répondait la messe fut épouvanté ; le jeune homme ne savait pas encore que cet accident, habituel chez Rusbrock, n’était pas une défaillance naturelle, mais un excès surnaturel. Vers la fin de sa vie, ayant presque perdu la vue, il distinguait à peine les espèces eucharistiques ; mais son transport d’amour brûlait du même feu.

Un autre jour, pendant la messe, il subit, dans l’extase, un évanouissement physique si profond que le répondant crut que l’âme du père Rusbrock abandonnait son corps. Du reste, ce jour-là, sans une grâce particulière qui lui conserva la vie, il est vraisemblable que Rusbrock eût rendu l’esprit devant l’autel du Dieu vivant.

Après la messe, le répondant raconta le fait au gardien. Celui-ci engagea Rusbrock à s’abstenir pendant quelque temps de célébrer la messe, à cause du danger. « Mon Père, dit Rusbrock, ne m’éloignez pas de l’autel pour cette raison ; au moment où j’ai perdu connaissance, Jésus-Christ me touchait et me disait : Tu es mien, et je suis tien. »

Immédiatement après la communion, il fermait les lèvres, ne faisait aucun mouvement de sa bouche, et restait uni au Saint-Esprit dans une contemplation si profonde qu’il ne paraissait pas avaler l’hostie. Peut-être les espèces eucharistiques ne se comportaient pas dans sa bouche comme dans la bouche des autres hommes.

Ce qu’il y a de certain c’est que son esprit, volant au-devant de l’Esprit d’en haut, montait vers le Père des esprits, comme l’épouse appuyée sur le bras de l’époux.

Un frère, très familier avec Rusbrock, lui demanda un jour comment il avalait si vite l’hostie.

Rusbrock répondit simplement :

« Cher ami, Dieu fait ce qu’il veut dans ses serviteurs. »

XIV

Rusbrock avait quatre-vingt-huit ans ; ses forces commençaient à diminuer.

Déjà sa mère lui était apparue dans une vision, pour lui indiquer le moment de sa mort. Rusbrock se prépara avec une grande dévotion et avec un immense désir. Il y a des hommes qui prennent la vie en patience, mais qui gardent leur amour pour l’heure de la délivrance. N’ayant pas ici de cité permanente, ils désirent la cité future, ils se sentent en exil et savent que le Père est dans les cieux.

Quand vint l’heure de la mort, Rusbrock eut une joie tranquille, pure, libre et gaie. Ni douleur, ni peur, ni anxiété. Toute sa personne semblait rendre témoignage à cette parole : « Je désire être dissous, et vivre avec le Christ. »

De temps en temps quelques profonds soupirs sortaient de sa poitrine très profonde et très altérée, et il répétait :

« Mon âme a soif de la source vive ; mon âme a soif de Dieu. Quand est-ce que je viendrai, et que j’apparaîtrai devant la face de mon Seigneur ?

« Comme le cerf vers la source vive, ainsi mon âme vers vous, Seigneur. »

Il avait passé tant d’années dans l’intime familiarité de Jésus qu’il ne pouvait, au moment suprême de voir et de jouir, il ne pouvait autre chose que brûler.

Il couchait dans le lit du gardien ; mais il voulut être porté, comme un simple frère, à l’infirmerie. La fièvre et la dysenterie durèrent quinze jours. Les frères étaient autour de lui, assistant et priant ; au dernier moment, il les recommanda à Dieu.

Son esprit était sain ; son visage était rose ; la mort ne fit aucune marque sur lui. Dans une suavité profonde et dans une joie immense, Rusbrock rendit à Dieu son âme. Il avait quatre-vingt-huit ans ; il en avait passé plus de soixante dans le sacerdoce. C’était le 2 décembre 1381.

Or les frères l’ensevelirent avec la dévotion qui convenait à une telle sépulture.

Il est vrai qu’on fit pour lui les cérémonies et les prières qu’on fait pour tous les autres. Mais les frères espéraient intérieurement que c’était leur Père qui priait pour eux.

XV

Pendant les derniers jours de Rusbrock, un médecin, son ami Decan, vint le visiter. Decan veilla près de Rusbrock, avec les frères, pendant la nuit qui suivit la mort. Saisi d’un léger sommeil, il vit le père Rusbrock s’approcher d’un autel. Il était revêtu des ornements sacerdotaux, et entouré d’une telle splendeur qu’aucune parole humaine ne pourrait l’exprimer.

Un jour, une religieuse fut saisie d’une grande douleur de dent. Médecins et chirurgiens travaillèrent sans résultat à la soulager. Enfin, hors d’elle-même, presque morte de douleur, elle alla trouver une autre religieuse, qui avait chez elle une dent de Rusbrock, et raconta à la sœur ses tourments. « Si j’étais à votre place, répondit celle-ci, j’approcherais de ma dent une dent du père Rusbrock que j’ai chez moi. »

La religieuse obéit ; elle approcha la dent de Rusbrock de sa dent malade ; elle fit cela avec humilité, et sentit à l’instant la douleur se relâcher. Peu de temps après, elle fut radicalement guérie.

XVI

Encore un mot. Le corps de Rusbrock était sous terre, depuis cinq ans, quand il fut examiné. Il était parfaitement intact et pur ; les vêtements et les ornements dans lesquels il avait été enseveli, tout était sans tache et sans souillure. Il y avait seulement un petit point du nez qui portait une trace très légère, mais une certaine trace de corruption. L’évêque du lieu, qui était présent à la levée du corps, ordonna de l’exposer trois jours à l’entrée du monastère, afin que le peuple entier pût voir et constater. Aussitôt du corps exposé sortit une odeur délicieuse, comme si les parfums les plus exquis venaient de brûler sur lui. Non seulement les frères du couvent, mais une multitude immense de séculiers et de laïques dignes de foi ont rendu témoignage : ils étaient là, et moi, j’ai recueilli le témoignage de leur bouche. Après les trois jours d’exposition, l’évêque défendit de replacer le corps admirable dans son premier tombeau, et ordonna de le transporter, plein d’honneur, dans l’église. La chose fut faite avec un respect immense, au milieu d’une foule immense. Et là Rusbrock repose, en attendant l’ordre suprême du Dieu vivant qui réveillera les morts, du Seigneur Jésus-Christ à qui soit honneur et gloire dans les siècles des siècles, dans les siècles éternels. Amen.

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