Rusbrock l'Admirable (œuvres choisies)
LES TROIS DONS
Homme spirituel, si vous voulez vous élever jusqu’à la contemplation, il faut trois choses :
Il faut voir et posséder l’abîme sans fond de votre substance.
Il faut que votre acte interne dépasse les manières d’être.
Il faut que votre demeure soit la jouissance divine. Écoutez, vous tous qui voulez vivre en esprit ; c’est à vous que je parle, non pas à d’autres.
L’union divine, quand elle se manifeste à l’esprit, est sans mesure et sans mode ; elle est profonde, sublime, immense en longueur, immense en largeur ; et quand l’esprit l’aperçoit, il se sent plongé par l’amour dans le sein de la profondeur, et soulevé dans l’altitude, et porté dans la longueur et promené dans la largeur. Il se sent établi dans la connaissance inconnue ; il sent qu’il coule dans l’unité, qu’il s’enfonce, poussé par la mort, dans la vie et la vitalité divine où l’on respire avec Dieu.
Voilà le fondement.
Voici l’acte : c’est la seconde condition, conséquence de la première. Je parle d’une activité supérieure à la raison et délivrée de la mesure ; car l’unité de Dieu, dont la possession est le principe et la fin de toute vie contemplative, attire perpétuellement au fond d’elle-même les Personnes divines et tous les esprits d’amour, elle appelle, elle exige, elle donne rendez-vous. Chaque esprit, suivant la mesure de son amour et de son activité, sent plus ou moins l’attrait. Celui qui suit et qui adhère ne peut pas tomber dans le péché mortel. Le contemplateur, qui s’est dit adieu à lui et à toutes choses, que rien n’empêche, que rien ne gêne, et qui ne possède rien avec propriété, celui-là pénètre et s’enfonce, nu et vide d’images, dans les plus intimes sanctuaires de son esprit. Il voit se lever le soleil éternel, et dans le rayon il reconnaît l’attrait intime du Dieu provoquant. Il ne se sent plus lui-même que comme un immense incendie, qui aurait conscience de son ardeur. Et il désire l’union divine, il la désire par-dessus toute chose. Plus il observe avec amour l’invitation intérieure, plus il la sent ; plus il la sent, plus il désire l’union divine. Il désire payer sa dette, et l’éternelle réclamation de l’unité met en feu son esprit. Celui-ci brûle éternellement, car il paye éternellement. Dans la transformation de l’unité, les esprits tombent en défaillance, ne sentant plus rien que l’embrassement, et le feu les emporte vers l’unité très simple. Cette simplicité, personne ne la voit ni la sent, à moins d’être un des assistants de l’immense lumière, et d’avoir dépassé la raison par la vertu transcendante de l’amour qui ne sait plus. Mais, s’il s’élève jusqu’au rang des assistants, l’esprit sent le feu en lui ; mais s’il cherche le commencement ou la fin de ce feu, il ne trouve rien, et l’homme découvre seulement que sa substance et son ardeur sont une même chose. L’esprit brûle sans relâche, il brûle au fond de lui-même ; la perpétuité est le caractère de l’amour. Ravi dans la transformation par la vertu de l’unité, l’esprit brûle dans l’amour ; et cependant, s’il se regarde pendant l’ardeur, entre Dieu et lui il voit l’abîme visible.
Mais il arrive un moment, dans le cœur de l’incendie, où la simplicité jette un voile sur l’abîme, et l’esprit ne voit plus rien, rien que l’unité pure ; car l’immense amour de Dieu absorbe, dévore et consume ce qu’il tient et embrasse. Cette unité qui tire au dedans part de l’amour infini du Père et du Fils, qui attire les vivants vers l’abîme intérieur de la jouissance éternelle. C’est dans cet amour que nous brûlerons éternellement, parmi les feux du grand incendie ; c’est en lui que consiste la béatitude des esprits. C’est pourquoi il faut fonder toute notre vie sur l’abîme sans fin et sans épuisement. C’est ainsi que nous pourrons plonger dans l’amour et nous abîmer dans la profondeur immense. C’est par la vertu du même amour que nous nous dépasserons nous-mêmes en hauteur, soulevés dans l’altitude qui ne se comprend pas.
Dans le même amour plein d’ignorance, nous nous lancerons comme des vagabonds, et c’est lui qui nous promènera dans la largeur immense, et nous nous baignerons là, et nous coulerons loin de nous-mêmes dans les délices inconnues, parmi les trésors de la bonté divine ; et nous brûlerons, et nous fondrons, absorbés et abîmés éternellement et infiniment dans la gloire.
Je prends une image quelconque, pour montrer au contemplateur ce qu’il est et ce qu’il fait.
Quant aux autres, ils ne se comprendront pas.
Personne ne peut enseigner à un autre la vie contemplative ; mais l’éternelle vérité se manifestant en esprit nous apprend tout le nécessaire.
Celui qui veut sentir l’union divine doit vivre en Dieu tout entier, de façon à satisfaire l’instinct supérieur dans toute son activité du dedans et du dehors. Il faut qu’il soit emporté par l’amour sur la montagne où la créature meurt en Dieu, où elle meurt à elle-même et à toute propriété, où elle s’incline avec toutes ses puissances, et subit l’action transformante de la vérité incompréhensible, qui est Dieu.
Il faut que l’acte de la vie précipite l’homme au dehors sur toutes les vertus pratiques. Il faut que l’acte de la mort le précipite en Dieu, au fond de lui-même. Ce sont là les deux mouvements de la vie parfaite. Ils sont unis comme la forme et la matière, comme l’âme et le corps. L’homme s’applique à Dieu par exaltation de toutes ses puissances, par la rectitude de l’intention, par le désir intime du cœur, par l’appétence sans apaisement, par l’ardeur vaillante de son esprit et de sa nature. Pendant qu’il se livre à cet exercice, en présence de la majesté divine, l’amour devient son maître, et la puissance de l’amour n’épargne rien de lui-même, et c’est l’amour qui dirige chacun de ses mouvements, et, après chaque mouvement dirigé par l’amour, l’homme est plus grand, plus fécond, très actif et agrandi.
Quand l’union divine s’opérerait sans intermédiaire, jamais pourtant Dieu et la créature ne pourraient être confondus. L’union ne peut jamais devenir confusion. Si des créatures peuvent déjà s’unir sans intermédiaire, à plus forte raison Dieu et l’âme. Mais leur distinction reste inviolable. Et cependant entre l’âme et Dieu, pendant la rentrée suprême de l’âme dans son fond, il n’y a pas d’autre intermédiaire que l’éblouissement de l’esprit et l’activité de l’amour. Ce sont là des agents de l’adhésion divine. C’est par eux que le un se fait entre l’homme et Dieu, pour parler comme saint Bernard. Mais au-dessus de la raison et de l’amour, voici l’homme transporté dans la vision nue, vers l’adoration essentielle. Voici le mystère de l’unité qui s’accomplit dans l’esprit. L’adoration essentielle excède infiniment toute intelligence. Elle est la vie qui appartient aux contemplateurs. Pendant le transport, l’esprit, si Dieu le lui montre, peut entrevoir toutes les créatures dans un seul rayon, tous les habitants du ciel et de la terre, leur acte et leur destinée éternelle : mais, au fort même de l’extase, l’esprit transporté s’incline devant l’interminable infinité de Dieu ; entre elle et lui, il voit un abîme infini, un abîme essentiel. L’Incompréhensible lui déclare que rien jamais ne l’a compris, pas même l’âme humaine de Jésus, qui plane cependant, au-dessus de toute union, dans la gloire unique et singulière de l’union hypostatique.