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Chronique du crime et de l'innocence, tome 1/8: Recueil des événements les plus tragiques;...

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HÉLOISE ET ABAILARD.
ATTENTAT DU CHANOINE FULBERT.

Il y a un si grand charme attaché aux noms d'Héloïse et d'Abailard, leurs intéressantes amours ont obtenu une célébrité si populaire, que, même sans connaître le fond de leur histoire, on éprouve une douce émotion, seulement à les entendre nommer. Ces deux êtres délicats, ingénieux et sensibles, contrastaient singulièrement avec le douzième siècle qu'ils ont illustré; siècle barbare, de mœurs obscènes et de grossière ignorance. Nos deux amans sont presqu'à eux seuls toute la poésie de ces temps d'obscure mémoire.

Abailard, issu d'une noble famille de Bretagne, manifesta, dès l'enfance, un goût déclaré pour l'étude. A seize ans, sa science était prodigieuse; il avait lu tous les orateurs et les poètes grecs et latins, et tous les docteurs de l'église; il savait les principales langues des anciens, et toutes celles de l'Europe moderne, et possédait la logique et la jurisprudence. Tourmenté du besoin de connaître et d'être connu lui-même, il cède à ses frères ses droits d'aînesse, et parcourt les villes et les monastères de France, cherchant de doctes personnages, pour jouter avec eux de savoir et d'éloquence. Il devint bientôt le plus vigoureux athlète dans les luttes théologiques, luttes qui souvent dégénéraient en haine forcenée, en combats sanglans. Toutefois, si Abailard n'eût eu que ce mérite, il serait oublié comme tous ses antagonistes. C'est à l'amour et à l'infortune qu'il doit sa célébrité.

Après avoir visité les provinces de la France, Abailard vint à Paris, et suivit les leçons de Guillaume de Champagne, qui reconnaissant dans son nouvel écolier, un rival qui lui était supérieur, et jaloux de son étonnant mérite, ne tarda pas à lui susciter des embûches. Contraint de quitter Paris, Abailard parcourut successivement plusieurs villes, et partout surpassant ses maîtres et ses concurrens, il s'en fit d'implacables ennemis qu'il aigrissait encore par son orgueil dédaigneux.

Il revint à Paris où la principale chaire d'enseignement était vacante; il l'obtint et excita l'enthousiasme de ses élèves par son élocution, sa grâce et son esprit.

Sa réputation s'étendit jusqu'en Angleterre et en Allemagne, d'où l'on venait en foule pour l'écouter. Mais au milieu de sa gloire, il apprend que dans Paris habite une jeune beauté qui, du fond de sa retraite modeste, partage avec lui l'admiration publique; on la disait la plus belle des Françaises; mais on vantait surtout son esprit et ses connaissances. On la nommait Héloïse. Son oncle, le chanoine Fulbert la retenait près de lui, dans le cloître de la cathédrale, l'éloignant avec un soin jaloux, des fêtes et des relations du monde dont elle eut été l'ornement.

Abailard, sur les simples récits qu'il en entendait, conçut pour Héloïse qu'il ne connaissait pas, une passion pleine d'enthousiasme. Par une merveilleuse sympathie, celle-ci prévenue par la réputation du jeune docteur, ne voyait que lui, sur la terre, digne de plaire et d'être aimé. Elle se le représentait sous les formes les plus séduisantes; heureusement qu'Abailard avait un extérieur propre à réaliser les illusions d'Héloïse. Les auteurs de sa vie s'accordent à dire qu'il était le plus bel homme de son temps. Héloïse et Abailard se virent enfin. Bientôt l'oncle Fulbert eut l'imprudence de seconder les mutuels désirs des deux amans au delà même de leur espoir, en souhaitant que sa nièce reçut des leçons d'Abailard. Pour voir son élève avec plus de liberté, le maître prétexta que ses travaux et ses occupations le retenaient tout le jour loin d'elle, et qu'il ne pouvait lui consacrer que les heures de la soirée. Au moyen de cet arrangement, ces visites nocturnes n'avaient rien de surprenant, et il trouvait ainsi l'occasion d'entretenir Héloïse sans témoins, dans ce cloître paisible. Animé par la présence de sa maîtresse, Abailard se surpassait lui-même dans ses leçons mystérieuses et enivrait Héloïse de savoir, d'éloquence et d'amour. C'est dans les lettres originales de ces deux amans, écrites en latin, qu'il faut lire les détails pleins de charme et de passion de ces délicieuses soirées, où l'amour finit par tenir beaucoup plus de place que l'étude.

Abailard composa un poème sur la rose, emblême ingénieux et délicat, sous lequel il célébrait Héloïse. Ces vers furent bientôt appris de tous les amans de la capitale, qui les répétaient tous les soirs près des puits d'amour.

Cependant, grâce à ce poème et à quelques chansons érotiques que composait Abailard, les amours du cloître Notre-Dame n'étaient pas restées secrètes. Héloïse, aveuglée par son imprudente passion, loin de s'alarmer, était fière de voir toutes les dames de la ville et de la cour envier, comme elle le dit elle-même, et sa joie et son lit. Tout Paris s'entretenait ouvertement de l'union des deux amans; Fulbert fut le dernier à la connaître, mais son courroux n'en fut que plus terrible. Abailard redoutant les effets de sa fureur pour son amante adorée, la conduisit dans la Bretagne, où elle mit au jour un fils que sa grande beauté fit nommer Astralable, c'est-à-dire astre brillant.

Cependant Abailard tenta de fléchir le chanoine Fulbert; fort de son amour et se fiant aussi sur le pouvoir de son éloquence, il osa affronter la colère de ce vieillard vindicatif; il lui demanda la main de sa nièce et pupille; cette demande parut adoucir le chanoine, mais l'étonnement d'Abailard fut extrême quand Héloïse, se refusant à ce mariage, lui tint ce discours extraordinaire, comme l'atteste la correspondance de nos deux amans. «Vous espérez vainement de fléchir l'irascible Fulbert, en me faisant le sacrifice de votre liberté. Il est inexorable et dur; sa réconciliation apparente n'est qu'un piége artificieux où sa vengeance vous attend. Mais dut cette réconciliation être sincère, ne croyez pas que j'achète mon pardon et mon repos au prix de votre gloire qui m'est plus chère que la vie. Vous le savez, mon ami, la pauvreté, l'exil, me paraitraient plus doux avec vous, qu'une couronne avec un autre..... Si je refuse l'engagement que vous vous résignez à former, ce n'est donc pas dans la crainte de m'unir avec vous..... Peut-être croyez-vous concilier vos importans travaux avec les soins obscurs d'un ménage; détrompez-vous; votre âme, absorbée par les idées grossières d'un amour sensuel, par les détails indiscrets d'une vie domestique et minutieuse, saisira avec moins d'audace les conceptions supérieures. Comment accorder les devoirs de votre état avec l'embarras d'une famille?... Aimez-moi parce que l'amour est une des plus douces récompenses de la gloire; mais qu'une femme ne soit pour vous qu'une maîtresse toujours passionnée, et sans cesse occupée à vous tresser des couronnes, à vous préparer des parfums, à vous enchanter par la douceur de sa voix et la volupté de ses caresses; que rien de ce qui est commun aux liaisons vulgaires, ne vienne ravaler nos divins transports, faire un pacte d'un sentiment, et substituer peut-être le dégoût, la satiété, la langueur aux rêves de notre imagination et aux ardeurs de nos désirs toujours renaissans.»

Abailard étonné de cet étrange discours, mais non persuadé, insista pour épouser Héloïse, il ne l'y détermina qu'avec peine, et à condition que leur mariage serait secret. Cette condition déplut à Fulbert; ce chanoine en prit occasion d'associer à sa vengeance tous les parens d'Héloïse; il gagna par argent le valet d'Abailard, et s'étant introduit pendant la nuit dans la chambre où il couchait, les barbares le mutilèrent. Le chanoine Fulbert fut arrêté, dépouillé de ses bénéfices et condamné à l'exil; deux de ses gens qui avaient aidé à consommer ce crime, furent jugés et subirent la peine du talion.

Abailard, évanoui, baigné dans son sang, ne recouvre ses sens que pour reconnaître sa honte et ses outrages. Il va cacher son désespoir dans le cloître de Saint-Denis; mais avant de prononcer ses vœux qui doivent élever une barrière éternelle entre le monde et lui, il souhaite qu'Héloïse, fuyant elle-même le monde, se consacre à Dieu dans le monastère d'Argenteuil.

Agée de vingt-deux ans, pleine d'attraits, entourée des hommages publics, Héloïse n'hésite pas à consommer ce sacrifice, et malgré les prières de ceux qui l'entourent, elle court s'enfoncer dans le cloître désigné.

Cependant Abailard languissait dans l'abbaye de Saint-Denis; la licence et les débordemens de cette maison le rendaient encore plus malheureux. Ses remontrances irritèrent ses confrères, qui lui suscitèrent des désagrémens et même des persécutions. Alors il quitta leur abbaye et revint professer à Paris. Ses succès réveillèrent les envieux que ses malheurs et son absence avaient assoupis. Ils l'accusèrent d'hérésie: il fut cité au concile de Soissons où il faillit être lapidé par les habitans de cette ville, aveuglés par le fanatisme. Les pères du concile le condamnèrent à être renfermé dans le couvent de Saint-Médard.

De nouvelles accusations l'atteignirent dans ce cloître. On le considéra même comme atteint du crime de lèse-majesté. Déjà les bruits les plus sinistres circulaient autour de lui, lorsque des religieux, touchés de son infortune, le firent évader. Errant pendant la nuit, redoutant le jour et l'approche des hommes, il suit les chemins les moins frayés, et arrive enfin sur les bords de l'Ardusson, non loin de Nogent-sur-Seine, dans un désert qui, par son aspect stérile et sauvage, lui parut un séjour convenable à son existence proscrite. Il ne fut pas long-temps inconnu dans cette retraite, où il vivait d'herbes et de fruits âpres. Des disciples vinrent en foule, et il y fonda avec eux un monastère, qu'il nomma le Paraclet. Cette dénomination, où l'on prétendit trouver la matière d'une hérésie, lui attira une nouvelle persécution.

Cependant Héloïse, élue par ses compagnes prieure de l'abbaye, est expulsée avec ses religieuses de la maison d'Argenteuil. Elles errent de village en village, réduites à implorer la charité publique.

Abailard apprend ce nouveau malheur; il va au-devant d'Héloïse, et après douze ans d'absence et d'infortune, ils se rencontrent sur le chemin de l'exil et de la pauvreté. Abailard conduit Héloïse et ses compagnes dans son nouveau séjour, dont il leur fait l'abandon, et leur apprend qu'il se nomme le Paraclet, ou le consolateur.

Peu après, Abailard reçut des députés du monastère de Saint-Gildas, qui lui apprirent que leur chapitre l'avait élu abbé de cette maison. Les moines de Saint-Gildas vivaient dans le désordre et les excès les plus scandaleux. Abailard réforma leurs mœurs, et il s'attira leur haine. On prépara plus d'une fois contre lui le fer et le poison. Les moines allèrent même jusqu'à empoisonner le vin du calice dont le malheureux Abailard devait se servir dans la célébration des mystères, et plusieurs fois ils armèrent contre lui des assassins. Leurs complots furent découverts: les plus criminels furent dégradés; mais ils parvinrent à corrompre les autres, et tous ensemble, le poignard à la main, ils entrèrent dans la chambre d'Abailard, qui n'échappa à leur rage que par miracle. Enfin, ses derniers écrits ayant été dénoncés au pape, le souverain pontife les fit brûler, et donna l'ordre d'emprisonner leur auteur.

Abailard vint, en cette extrémité, demander un asyle au monastère de Cluny, où il trouva des consolations et un appui dans les bras de Pierre-le-Vénérable. Un ami d'Abailard, que le sort n'avait pas non plus épargné, lui ayant écrit pour épancher ses douleurs et lui demander des conseils, l'amant d'Héloïse ne crut pas pouvoir mieux faire que de lui adresser le récit fidèle de ses maux. Cette lettre touchante parvint jusqu'à la tendre Héloïse, dont les chagrins, les larmes et l'absence n'avaient pas diminué la constance et l'amour. Ce fut alors qu'elle écrivit à Abailard ces lettres latines dont nous avons parlé, modèle de sentiment et de chaleur.

Dans ces lettres éloquentes et passionnées, Héloïse fait l'aveu de la persévérance opiniâtre de son amour, de ses désirs, des premiers feux de sa tendresse. «Le souvenir, écrit-elle à Abailard, le souvenir de ces plaisirs délicieux auxquels nous nous abandonnâmes l'un et l'autre est si présent à ma mémoire, que je ne puis l'en écarter un seul instant; partout il me suit, il m'obsède, et la nuit il revient troubler mon sommeil avec des illusions et des songes. Au milieu des solennités et des mystères de l'Église, alors que la prière doit être plus pure, que l'âme, plus dégagée de la terre, doit, libre de ses liens, s'élancer vers l'Éternel, ces désirs séditieux me captivent tout entière; je n'entends plus la pieuse oraison et les hymnes des chœurs sacrés; je ne vois plus les feux de l'autel, ni l'encens qui fume autour de moi; épouse adultère de Jésus-Christ, loin de gémir sur ma faute, j'ose regretter de ne pouvoir plus en commettre.»

Après de nouveaux malheurs, Abailard mourut dans l'abbaye de Saint-Marcel, âgé de soixante-trois ans. Héloïse était séparée de lui depuis vingt ans, et pourtant cette nouvelle la plongea dans un affreux désespoir. Le corps d'Abailard fut reçu au Paraclet au son des instrumens religieux et des chants lugubres d'un clergé nombreux. Héloïse resta évanouie une journée entière, et elle ne recouvra ses sens que pour tomber dans une morne stupeur. Dès lors, et jusqu'à la fin de sa vie, une pâleur mortelle couvrit ses traits, et elle ne sortait de son appartement que pour aller gémir sur la tombe de son cher Abailard, ou prier pour lui aux autels. Elle s'éteignit ainsi dans les pleurs, et les derniers mots qui sortirent de sa bouche furent pour supplier ses compagnes de l'inhumer avec son époux. Il existe une tradition merveilleuse, fondée sur la constance inaltérable de ces deux amans, qui rapporte qu'Abailard parut se ranimer au moment où l'on ouvrit sa tombe, et qu'il ouvrit les bras pour recevoir son Héloïse.

Le lecteur nous pardonnera sans doute tous ces détails sur les amours d'Héloïse et d'Abailard, et sur les malheurs qui en furent la suite. Cette marche nous a un peu éloigné du plan que nous nous sommes tracé; mais il nous a semblé que toutes ces circonstances, d'ailleurs si intéressantes, tenaient si étroitement au crime de Fulbert, qu'il était impossible de les en séparer sans atténuer de beaucoup l'impression du récit.


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