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Chronique du crime et de l'innocence, tome 1/8: Recueil des événements les plus tragiques;...

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TENTATIVE D'HOMICIDE
DE PIERRE DE CRAON
SUR LE CONNÉTABLE DE CLISSON.

Pierre de Craon, seigneur très-riche et d'une ancienne famille de l'Anjou, avait déjà mérité le dernier supplice, et n'avait dû qu'à sa naissance et à ses richesses la grâce qu'on lui avait accordée, lorsqu'il se fit connaître par un nouveau crime qui réveilla le souvenir du premier.

Le duc d'Orléans, frère de Charles VI, était fort amoureux d'une juive qu'il allait voir secrètement. Ayant eu des raisons de soupçonner que Pierre de Craon, son chambellan et son favori, avait plaisanté de cette intrigue avec la duchesse d'Orléans sa femme, il le chassa honteusement de sa maison.

Le duc d'Orléans, qui ne portait alors que le titre de duc de Touraine, avait épousé la célèbre Valentine de Milan, qui l'aimait avec passion, quoiqu'elle sût bien qu'il lui était infidèle; mais elle ne connaissait point l'objet de ses secrètes amours. Pierre de Craon, pour qui le duc n'avait rien de caché, avait eu un jour l'indiscrétion, pendant un bal, de nommer à Valentine la personne que le prince son époux aimait et entretenait comme sa maîtresse. La duchesse, qui depuis long-temps cherchait à pénétrer ce mystère, ne put contenir les mouvemens impétueux de sa jalousie; elle envoya aussitôt dire à cette jeune personne que si elle avait le malheur de revoir davantage le duc son mari, elle lui ferait couper le nez; et elle l'aurait fait, car les grands avaient alors à leurs gages des gens toujours prêts à exécuter leurs volontés.

Lorsque ensuite le duc se présenta chez sa maîtresse, celle-ci, tout éplorée, vint à la porte le prier de se retirer, en lui apprenant que Valentine était instruite de leur liaison, et qu'elle ne manquerait pas de s'en venger comme elle l'en avait menacée, s'il entrait seulement dans sa maison.

Le duc ne put soupçonner que Pierre de Craon de l'avoir trahi, puisque lui seul était le confident de ses amours. Ce fut ce qui causa la disgrâce de ce seigneur. Celui-ci, qui non seulement ignorait quelles avaient été les suites de son indiscrétion, mais qui l'avait oubliée lui-même, fut bien étonné de recevoir l'ordre de ne plus paraître à la cour et de se retirer dans ses terres. Vainement il sollicita une audience de congé; il fallut partir sur-le-champ, sans voir ni le roi ni son frère. Il se persuada, dans son dépit, qu'Olivier de Clisson, depuis long-temps son ennemi personnel, était l'auteur de sa disgrâce; et dans l'espoir de se venger de lui et de son souverain, il se décida à quitter la France pour passer en Bretagne, dont il savait que le duc avait aussi à se plaindre de Clisson, l'un de ses plus grands vassaux.

Pierre de Craon était parent du duc de Bretagne; après lui avoir raconté ce qui venait de lui arriver à la cour de France, il lui fit une vente simulée des biens qu'il possédait en Anjou, afin de les soustraire par ce moyen à la confiscation qu'encourait un vassal coupable de félonie, et il lui rendit ensuite foi et hommage comme à son nouveau souverain.

La vengeance que Craon préparait contre Olivier de Clisson occupait tous ses soins. Il avait un hôtel à Paris près le cimetière de Saint-Jean en Grève. Des gens qui lui étaient dévoués y conduisirent secrètement tout ce qui était nécessaire pour armer et faire vivre pendant quelques jours quarante à cinquante hommes; ceux-ci s'y rendirent au nombre de deux ou trois au plus à la fois et la nuit, dans la crainte d'éveiller les soupçons des voisins. Enfin, lorsque tout fut prêt, Pierre de Craon y vint aussi, et s'y tint renfermé quelque temps, c'est-à-dire jusqu'à la Fête-Dieu (1391), qui arriva trois ou quatre jours après. Il savait qu'à cette solennité le roi donnait un grand festin aux principaux seigneurs de sa cour, au nombre desquels serait Olivier de Clisson, connétable de France.

Le roi occupait alors l'hôtel Saint-Paul, quartier Saint-Antoine. Cette maison était spécialement destinée aux banquets royaux. Celui que Charles VI donna le 13 juin se prolongea fort avant dans la nuit. Pierre de Craon avait aposté des gens, tant à pied qu'à cheval, sur le chemin que devait prendre le connétable pour retourner chez lui. Il était trois heures du matin, lorsque Olivier de Clisson sortit de l'hôtel Saint-Paul, à cheval, accompagné seulement de huit de ses gens sans armes. Quand il fut arrivé dans la rue Culture-Sainte-Catherine, où l'attendait Pierre de Craon, celui-ci se présenta, l'épée à la main, devant Clisson, tandis que ses satellites éteignaient les flambeaux des gens du connétable, et les mettaient en fuite. Olivier de Clisson prit cette rencontre pour une plaisanterie des convives sortis avant lui, mais il fut bientôt désabusé, lorsqu'il entendit le baron de Craon lui crier d'une voix terrible: «A mort, à mort, Clisson, cy vous faut mourir.—Qu'es-tu? dit le connétable.—Je suis Pierre de Craon, ton ennemi.» Clisson avait sous son pourpoint une cotte de mailles; il se défendit long-temps contre ses assassins; mais enfin un grand coup d'épée l'ayant atteint, il tomba de cheval dans la boutique d'un boulanger, dont la porte brisée transversalement, comme c'est encore l'usage dans quelques endroits, était fermée par le bas et ouverte par le haut. Les assassins, n'osant descendre de cheval, portèrent encore un grand nombre de coups au connétable; mais la plupart ne purent l'atteindre à cause de la porte inférieure; cependant ils le laissèrent pour mort, et partirent en toute hâte pour se rendre à Chartres, où d'autres chevaux les attendaient, et de là à Sablé, d'où Pierre de Craon était parti pour faire cette expédition.

La nouvelle de cet assassinat parvint aussitôt aux oreilles du roi, qui s'allait mettre au lit. Il se vêtit d'une houppelande, et il courut à l'endroit où l'on disait que son connétable venait d'être occis. Il le trouva dans la boutique du boulanger, baigné dans son sang. Après qu'on eut visité ses blessures, qui n'étaient pas dangereuses: «Connétable, lui dit le roi, oncques chose ne fut telle, ni ne sera si fort amendée.» Il manda aussitôt le prevôt de Paris, et lui donna l'ordre de poursuivre promptement l'auteur de ce meurtre ainsi que ses complices. Un des écuyers et un des pages du baron de Craon furent arrêtés et décapités aux halles: le concierge de son hôtel fut aussi mis à mort pour n'avoir point fait connaître l'arrivée de son maître à Paris. Un chanoine de Chartres, chez qui le baron avait logé, fut privé de ses bénéfices et renfermé pour le reste de ses jours. Tous les biens que Pierre de Craon possédait en France furent confisqués et donnés au duc d'Orléans, frère du roi, dont il avait été le favori; son hôtel fut rasé, l'emplacement donné à la paroisse Saint-Jean-en-Grêve pour en faire un cimetière; et la rue de Craon, où était l'hôtel, prit le nom de rue des Mauvais-Garçons, qu'elle conserve encore aujourd'hui.

Ne se croyant pas en sûreté dans son château de Sablé, quoiqu'il fût très-bien fortifié, le baron de Craon se retira auprès du duc de Bretagne, qui lui dit, dès qu'il le vit arriver: «Vous avez fait deux grandes fautes; la première d'avoir attaqué le connétable, et la seconde de l'avoir manqué.» Cependant il l'assura de sa protection, et l'invita à rester près de lui, lui promettant de prendre parti dans cette affaire, selon les circonstances.

Richard II, roi d'Angleterre, demanda la grâce de Craon quelque temps après et l'obtint. Pierre de Craon revint à la cour et s'y montra hardiment, tandis que Clisson venait d'en être banni.


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