← Retour

Chronique du crime et de l'innocence, tome 1/8: Recueil des événements les plus tragiques;...

16px
100%

PIERRE DE LA BROSSE
ET
MARIE DE BRABANT.

Il n'est pas de spectacle plus touchant que celui de l'innocence aux prises avec le crime et la calomnie. La force des émotions qu'on éprouve est en raison du péril du personnage qui nous intéresse: nous le suivons des yeux avec inquiétude, nous partageons ses angoisses, nous voudrions pouvoir le défendre ou du moins l'avertir des piéges qui lui sont tendus; nous passons enfin par toutes les péripéties du drame. Mais si l'innocence triomphe de son calomniateur; si ce calomniateur était lui-même l'auteur du crime qu'il voulait faire peser sur un autre, alors on ressent une véritable joie, le cœur satisfait se dilate, s'épanouit; et l'on ferait volontiers le vœu de ne voir jamais que de semblables dénoûmens, surtout dans l'histoire, c'est-à-dire dans les choses réelles de la vie.

Pierre de la Brosse, premier ministre de Philippe-le-Hardi, avait été barbier de Saint-Louis; et c'est en rasant ce vaillant prince qu'il avait commencé sa fortune. Doué d'un esprit fécond, il s'en était servi pour amuser le roi par ses propos facétieux. D'ailleurs très-habile dans les opérations manuelles de la chirurgie, il s'était acquis une réputation qui lui donnait un certain crédit dans ces temps d'ignorance (13e siècle).

Philippe-le-Hardi, fils du roi, se l'attacha particulièrement et se laissa tellement séduire par ses manières, son langage et ses petits talens, qu'il en fit son commensal et son favori. Quand Philippe, après la mort de Saint-Louis, parvint au trône, il crut, fasciné qu'il était par cet homme, devoir lui accorder toute sa confiance et l'élever aux plus hautes dignités. Il le promut au rang de grand chambellan et de premier ministre. Dans le premier moment, cette élévation fut un scandale pour la cour; mais bientôt tous les courtisans rampèrent aux pieds du nouveau parvenu.

Ce ministre jouissait de la plus solide faveur; mais le mariage de son maître avec Marie, sœur du duc de Brabant, et l'ascendant marqué que cette belle et jeune reine conquit dès l'abord sur le cœur de son époux causèrent bientôt de l'ombrage à l'ancien barbier. Marie, dans ses entretiens avec le roi, démasquait la turpitude de ce vil usurpateur de la confiance royale. Pierre de la Brosse s'aperçut qu'on l'accueillait plus froidement, que les courtisans n'épargnaient sur son compte ni la satire, ni les bons mots; il entrevit sa prochaine disgrâce, et songea au moyen de la prévenir.

Dans le même temps, le jeune Louis, fils aîné du mariage de Philippe, mourut presque subitement dans d'affreuses convulsions. Aussitôt Pierre de la Brosse vient trouver le roi, et après une foule de circonlocutions insidieuses, il accuse Marie de Brabant d'avoir fait périr le prince du premier lit pour assurer à ses enfans la couronne qui lui appartenait. A cette accusation, Philippe tombe dans une cruelle perplexité; son cœur est combattu par des sentimens divers; il hésite à croire la femme charmante qui le séduit, capable du forfait qu'on lui impute.

«Vous doutez que votre fils ait été victime du poison», lui dit La Brosse, et il l'entraîne vers le lit du prince expiré: là, lui montrant les symptômes du poison: «voyez-vous, lui dit-il, ces taches livides, ces lèvres violettes, ces membres contournés et tordus par les convulsions et la lutte d'une douleur violente? remarquez-vous ces yeux dont la prunelle s'est éclipsée dans un orbite sanglant? O vérité! continua-t-il, vérité, qu'il est cruel de te faire arriver aux pieds des rois!.... Jamais je ne l'éprouvai mieux qu'en ce jour où mon devoir me force à dénoncer un crime. Paraissez donc, témoin irrécusable, témoin oculaire de ce crime avéré, venez éclairer mon maître qu'une passion funeste aveugle encore.»

A ces mots, La Brosse introduit en présence du roi un homme qui déclare avoir vu Marie de Brabant, la nuit, après le tintement du couvre-feu, distiller des plantes vénéneuses et en composer un mets exécrable, la veille de la mort du jeune prince. Il rapporte ensuite plusieurs autres circonstances qui ne laissent aucun doute sur la culpabilité de la reine. Le témoin affirme sa déposition par serment.

Bientôt cette affaire s'ébruite, agite les esprits; la populace si crédule crie à haute voix que la reine a empoisonné le jeune prince, qu'il faut que justice soit rendue.

Cependant le duc de Brabant, frère de la belle Marie, apprend l'accusation d'empoisonnement imputé à sa sœur; il ne peut y croire et s'indigne contre les infâmes calomniateurs qui la persécutent; il prend la résolution de la venger. Il part armé de pied en cap; il arrive à la cour de France et demande à combattre l'accusateur. Le témoin produit par Pierre de La Brosse s'avance; le duel juridique a lieu devant la cour et le peuple; le témoin est percé d'outre en outre par le duc de Brabant.

D'après les idées de ce siècle, cette victoire prouvait l'innocence de Marie. Le peuple applaudissait; mais Pierre de La Brosse, exploitant la crédulité superstitieuse des esprits, en appelle du duel qui souvent fait tomber l'innocent sous les coups du coupable, et propose d'aller consulter plusieurs saints personnages qui, dans ce siècle, prononçaient de pieux oracles.

Il y avait en effet dans ce temps-là, trois imposteurs qui, par de feintes extases, la singularité de leur vie et les exercices d'une piété hypocrite, avaient acquis une autorité surprenante.

La béguine de Nivelle était une des trois et la plus célèbre. Elle était somnambule, et durant ce sommeil éveillé, elle faisait des révélations et des prophéties que le peuple recueillait avidement; elle se tenait dans un clocher ouvert aux quatre vents, et prêtait l'oreille aux cris des corneilles et aux roucoulemens des ramiers qui voltigeaient autour de sa demeure aérienne.

Philippe, aussi crédule que son peuple, envoya trois ambassadeurs vers cette prophétesse; l'un d'eux était l'évêque de Bayeux, beau-frère de Pierre de La Brosse. Cette ambassade ne rapporta qu'une réponse ambiguë qui ne servait qu'à appesantir le soupçon sur la malheureuse accusée.

Une autre ambassade fut envoyée vers la sainte Pythonisse qui, cette fois, répondit:

«Le roi ne doit point ajouter foi à ceux qui lui parlent mal de son illustre épouse; elle est innocente du crime qu'on lui impute; il peut compter sur sa fidélité tant pour lui que pour les siens.»

Cette réponse révolta toute la France contre le ministre La Brosse. On demanda son supplice et le roi allait l'ordonner, lorsque le favori fit un dernier effort pour gagner sa cause. Il rappela que la béguine de Nivelle avaient rendu deux réponses, l'une défavorable, et l'autre favorable à la reine, et soutint qu'il était de toute injustice de s'en tenir à la dernière. L'adresse du ministre produisit encore son effet sur le roi dont les esprits étaient toujours flottans.

La situation de Marie de Brabant devenait de jour en jour plus pénible, elle ne voyait que des regards défians s'arrêter sur elle; son époux n'était pas convaincu de son innocence. Elle ne trouvait de consolation qu'aux pieds des autels; ses prières ferventes furent exaucées.

Un soir, un solitaire vénérable se présente aux portes du palais et demande une audience du roi; introduit près de Philippe, il lui remet un paquet scellé des armes du grand chambellan Pierre de La Brosse, en apprenant au prince qu'un religieux prêt à mourir, l'avait prié d'aller porter au roi le paquet renfermant la preuve des trahisons du premier ministre.

En effet, ce misérable, dépositaire des secrets de l'état, les avait vendus au roi de Castille, et il résultait en outre de ces pièces secrètes, que la perte de la reine était une machination politique dont il s'avouait l'instrument.

Cette découverte leva tous les doutes. On apprit que La Brosse avait empoisonné lui-même le prince Louis, afin d'imputer cet attentat à la reine et de la perdre. On sut aussi que le témoin qu'il avait produit n'était qu'un misérable gagné à force d'or et de promesses.

L'innocence de Marie de Brabant parut dans tout son éclat. Quant à Pierre de La Brosse, il fut étranglé et son corps resta suspendu aux fourches patibulaires.


Chargement de la publicité...