Chronique du crime et de l'innocence, tome 1/8: Recueil des événements les plus tragiques;...
LA COMTESSE DE GATINAIS.
Sous le règne de Louis-le-Bègue, roi de France, et vers l'an 878, le comté de Gâtinais, donna lieu à un événement qui mérite de prendre rang dans ce recueil. Geoffroy, comte de Gâtinais, avait laissé en mourant une fille unique dont l'histoire n'a pas conservé le nom. Louis-le-Bègue voulut donner la main de cette jeune comtesse à l'un de ses principaux favoris, nommé Ingelger, qu'il avait élevé à la dignité de grand sénéchal du palais. Le monarque porta lui-même les premières paroles de ce mariage à la comtesse; mais celle-ci lui répondit avec respect qu'Ingelger étant né son vassal, les bienséances lui défendaient de le prendre pour mari. «Je laisse à penser aux dames d'à-présent, dit la chronique, si cela leur serait un suffisant prétexte pour ne point espouser un favori de roy.»
Après cette réponse, Louis-le-Bègue, loin de vouloir user de contrainte, remit son projet à un autre temps; seulement, pour mieux y disposer l'esprit de la comtesse, il lui donna une place parmi les dames d'honneur de la reine; puis ayant appris, au bout de quelque temps, que la jeune demoiselle était devenue beaucoup plus traitable dans la société des dames de la cour, il manda et convoqua les seigneurs et feudataires du comté de Gâtinais, et quand ils furent arrivés, il les entretint du projet qu'il avait formé de marier leur comtesse, leur demandant quel seigneur leur pourrait agréer davantage. Ceux-ci répondirent, par déférence, qu'ils s'en rapportaient au choix de sa majesté, bien plus capable que personne de donner un mari convenable à leur dame et comtesse.
Le roi leur apprit alors qu'il la destinait à Ingelger, son grand sénéchal. Les seigneurs lui répondirent que sa volonté fût faite, pourvu que leur maîtresse y donnât son consentement. La comtesse, après quelques difficultés, crut devoir satisfaire au vœu du monarque; et le mariage fut célébré avec pompe et magnificence.
Cette union ne fut pas heureuse: pendant dix années qu'elle dura, Ingelger fut toujours malade. Enfin un matin, la comtesse, en se réveillant, le trouva mort à ses côtés.
Aussitôt de violens soupçons planèrent sur elle; on l'accusa de poison et même d'adultère; «parce qu'en matière de femme, dit l'historien, ces deux crimes ne vont guère l'un sans l'autre.» Gontran, brave et hardi chevalier, cousin du défunt, accuse formellement la comtesse, en présence du roi, de toute la cour de France et des barons du comté de Gâtinais; il jette son gant au milieu de l'assemblée et défie au combat quiconque osera prendre la défense de la comtesse. Grandes étaient les présomptions de culpabilité contre elle; et ce qui leur donnait encore plus de vraisemblance, c'est qu'on se rappelait qu'elle n'avait épousé Ingelger que par contrainte. Aussi, le roi et tous les seigneurs de sa cour jugèrent-ils qu'il y avait lieu à la preuve du duel, selon l'usage du temps. Néanmoins, soit que l'on craignît le roi, soit que chacun se défiât de l'innocence de la comtesse, il ne se présenta aucun de ses parens ni de ses vassaux pour prendre sa défense.
Elle se trouvait ainsi abandonnée à elle-même dans son infortune, lorsque la Providence lui envoya un défenseur. Tout-à-coup, au refus de tous les autres, un jeune homme, à peine âgé de seize ans, se lève, s'avance d'un pas ferme et assuré, relève le gant avec joie et déclare qu'il accepte le combat, pour soutenir contre tous l'honneur de sa dame et maîtresse. Ce jeune homme était page et filleul de la comtesse, et se nommait Ingelger, comme son défunt mari.
Le roi ordonne le combat, et quand le jour fixé par lui est arrivé, on dresse les lices, on pose les barrières, et les champions sont amenés en champ-clos. Le roi s'y trouvait, environné des princes et seigneurs de sa cour. Un spectacle si étrange avait attiré une grande affluence de peuple. La comtesse était à peu de distance des deux combattans, dans un charriot couvert d'étoffe de deuil, suivant la mode de cette époque.
La trompette donne le signal; soudain les deux champions s'élancent et se ruent l'un sur l'autre. Gontran, fort et puissant chevalier, porte à Ingelger un coup de lance terrible qui traverse son bouclier et son bras, et lui fait une légère blessure au côté. Cependant le jeune page n'en fût point désarçonné; au contraire, redoublant de courage, il brandit sa lance, et en frappe si rudement son adversaire, qu'il l'arrache de dessus son cheval, et lui fait mesurer la terre. Alors profitant de ce moment de relâche, il coupe avec son épée le tronçon de lance qui tenait son bras attaché à son bouclier, et descendant de cheval, il va trancher la tête à Gontran, toujours étendu sur la poussière.
De grands applaudissemens, des battemens de mains, de vives démonstrations de joie accueillirent cette victoire. Ingelger et la comtesse en rendirent grâce à Dieu. Le roi déclara celle-ci innocente, et elle recouvra ainsi son honneur qui venait de courir un si grand hasard.
Quand tout le bruit des acclamations eut cessé, la comtesse vint se jeter aux pieds du roi, et lui fit entendre que, puisque sa mauvaise étoile avait voulu que son honneur fût entaché, il n'y avait plus rien qui pût la retenir dans le monde, et qu'elle avait résolu de se confiner dans un monastère; seulement elle suppliait le roi de considérer qu'il n'était pas juste que ses parens et ses vassaux eussent son héritage, eux qui l'avaient abandonnée sans défense au moment du péril; qu'il était bien plus équitable que le comté de Gatinais fût donné à cet adolescent, qui, surpassant son âge en valeur et en magnanimité, avait donné, au risque de sa propre vie, une si grande preuve de son dévoûment et de sa fidélité à sa dame et marraine.
Le roi et tous les seigneurs, d'un avis unanime, répondirent que l'équité et l'intérêt public voulaient que le comté appartînt à Ingelger; ce qui fut proclamé sur-le-champ, et dès lors le monarque, estimant singulièrement le mérite d'Ingelger, l'honora de grandes dignités, et même le fit comte d'Anjou.