← Retour

Chronique du crime et de l'innocence, tome 1/8: Recueil des événements les plus tragiques;...

16px
100%

LE FAUX MARTIN GUERRE.

Cette histoire singulière fera voir jusqu'à quel point un imposteur effronté peut, à l'aide de quelques traits de ressemblance, en imposer, pendant long-temps, à toute une famille, à toute une population.

Un nommé Martin Guerre, né au village d'Artigues en Biscaye, étant âgé d'environ onze ans, avait épousé, en janvier 1534, une fille à peu près de son âge et d'une famille de mince bourgeoisie comme la sienne. Les deux jeunes époux jouissaient d'une honnête aisance. Ils vécurent ensemble huit à dix ans, au bout desquels ils eurent un fils, qui fut nommé Sanxi.

Vers ce temps, Martin Guerre, craignant d'être maltraité par son père, à qui il avait dérobé du blé, s'absenta de sa maison, et se mit à voyager. Il partit, et pendant dix ans on n'entendit plus parler de lui.

Il y avait déjà quelques années qu'il avait quitté le pays, lorsqu'un jeune homme dont le vrai nom était Arnauld du Tilh, dit Pansette, du village de Sagias, entreprit de se faire passer pour Martin Guerre. Il se présente tout-à-coup à la famille de l'absent, ainsi qu'à celle de sa femme; et, grâce à une parfaite ressemblance, tous les parens l'accueillent comme étant Martin Guerre. La femme elle-même y est trompée, et reçoit l'imposteur comme son véritable mari; circonstance bien surprenante, et qui pourrait donner matière à plus d'une réflexion maligne.

Arnauld du Tilh était entreprenant, et avait tout l'esprit nécessaire pour jouer son nouveau rôle. Ayant d'ailleurs connu Martin Guerre dans ses voyages, il avait appris de lui jusqu'aux plus petits détails de famille, jusqu'aux plus légères particularités, même entre mari et femme; il pouvait soutenir son personnage dans tous les cas possibles, et par là, se procurer un établissement et des propriétés. Il s'imaginait aussi que l'on n'entendrait plus parler du véritable Martin Guerre, et qu'il pourrait jouir paisiblement des fruits de son habileté; il se flattait d'ailleurs que, si le véritable mari se représentait, il lui serait facile de le faire passer pour un imposteur.

Il vécut donc ainsi en famille pendant trois ans, sans trouble, sans inquiétude; il avait la jouissance pleine et entière des biens; il vendit même plusieurs héritages, et devint père de deux enfans. Mais s'étant brouillé, à l'occasion de quelques débats d'intérêt, avec un oncle de Martin Guerre, les yeux commencèrent à se dessiller; toute la famille soupçonna véhémentement la supercherie, et les plus proches parens persuadèrent à la femme, qui selon toute apparence était facile à persuader, que son prétendu mari n'était qu'un fourbe.

Celle-ci, à leur sollicitation, se détermina à former sa plainte en justice devant le juge de Rieux, demandant que le prétendu Martin Guerre fût, comme criminel de faux, condamné à une amende de deux mille livres et à tous les dépens, dommages et intérêts; le tout à son profit.

Arnauld du Tilh répondit à cette plainte par des invectives contre toute la famille, accusant plusieurs parens d'obséder sa femme pour raisons d'intérêt, et demandant à son tour qu'elle fût mise à l'abri de leur subornation.

Cependant il subit un interrogatoire détaillé, auquel il répondit à merveille sur toutes les circonstances. Chose fort singulière et surtout embarrassante pour la justice, les réponses de la femme, qui fut interrogée séparément, se trouvèrent parfaitement conformes aux siennes: de sorte que les juges, après quelque hésitation, lui accordèrent ce qu'il avait demandé, le séquestre de sa femme, et lui permirent de publier un monitoire pour avoir révélation de ceux qui l'avaient subornée. On reçut néanmoins la déposition de cent cinquante témoins environ, dont une partie le reconnaissait pour Martin Guerre. Cependant le plus grand nombre soutenait qu'il était Arnauld du Tilh; d'autres témoins, dans le doute, s'abstinrent de prononcer. Enfin le juge de Rieux s'étant persuadé qu'il n'était pas le vrai Martin Guerre, trancha la question par une sentence définitive qui condamnait l'imposteur à avoir la tête tranchée et son corps séparé en quatre quartiers.

Arnauld du Tilh ne resta pas oisif sous le coup de cette condamnation; il en appela au parlement de Toulouse, qui fit recommencer la procédure pour procéder à un examen approfondi de cette affaire. On confronte séparément l'accusé et la femme de Martin Guerre; même résultat qu'au premier procès. Les témoins, entendus de nouveau, se trouvent encore partagés comme à la première enquête; les uns reconnaissent Martin Guerre dans la personne de l'accusé, d'autres ne le reconnaissent pas; d'autres se bornent à douter. Nouvelles perplexités de la part des juges. L'affaire était on ne peut plus épineuse; cette parfaite ressemblance, ces réponses circonstanciées et conformes à la vérité; l'air de candeur et d'assurance que montrait l'accusé; tout tendait à confondre les juges, les témoins et les parens eux-mêmes; il paraissait impossible que cet homme ne fût pas Martin Guerre. Il était donc sur le point de sortir victorieux de ce procès.

Mais une péripétie inattendue vint amener un autre dénoûment. Tout-à-coup le véritable Martin Guerre se présente, revenant d'Espagne avec une jambe de bois. Dans ce pays, il s'était mis au service du cardinal de Burgos, d'où il était passé à celui du frère du prélat, qui l'avait emmené en Flandre: obligé de suivre son maître à la bataille de Saint-Laurent, il s'était trouvé malgré lui au milieu des combattans, et avait eu une jambe emportée.

Le nouveau venu ayant appris ce qui s'était passé en son absence, se hâta de présenter sa requête à la cour, qui ordonna l'interrogatoire dans lequel il fut confronté avec l'imposteur qui, beaucoup plus ferme que lui dans ses réponses, poussa l'audace jusqu'à le traiter d'homme aposté par son oncle. La confrontation eut lieu ensuite avec la sœur, la femme et les principaux témoins on ajourna aussi les frères d'Arnauld du Tilh, qui ne voulurent jamais paraître; tous enfin reconnurent avec affirmation le nouveau venu pour le véritable Martin Guerre. Ainsi Arnauld du Tilh fut à la fin complètement démasqué, et convaincu de sept crimes capitaux, fausseté de noms, supposition de personne, adultère, rapt, sacrilége, larcin et plagiat. Sur quoi la cour prononça l'arrêt, qu'elle renvoya au juge de Rieux, pour être mis à exécution.

Cet arrêt, daté du 12 septembre 1560, condamnait Arnauld du Tilh à faire amende honorable devant l'église d'Artigues; à être conduit dans tous les carrefours de Rieux; enfin à être pendu devant la maison de Martin Guerre.

Avant de subir son arrêt, le coupable avoua tous ses crimes.


Chargement de la publicité...