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Chronique du crime et de l'innocence, tome 1/8: Recueil des événements les plus tragiques;...

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PROCÈS DES TEMPLIERS,
LEUR INNOCENCE ET LEUR CONDAMNATION.
HÉROISME DE JACQUES MOLAY,
LEUR GRAND-MAÎTRE.

Le procès des Templiers est une de ces iniquités qui font époque dans l'histoire d'une nation. L'illustration des accusés, la rapacité et la mauvaise foi des accusateurs, l'absurdité des accusations, les motifs odieux et vils qui dictèrent la sentence des arbitres suprêmes, ont imprimé à cette cause un intérêt puissant et qui sera toujours inséparable du souvenir glorieux de ces illustres victimes.

On sait que les Templiers avaient rendu d'éminens services à la chrétienté pendant les croisades. Lorsque, par suite des succès des armes chrétiennes, ces expéditions pieuses furent regardées comme n'étant plus nécessaires, les Templiers revinrent jouir en occident des biens immenses qu'ils avaient conquis sur les infidèles, à la pointe de leur épée. Leur faste, les mœurs orientales que la plupart d'entre eux avaient contractées étaient peu conformes aux règles des religieux. L'église censura la conduite des Templiers qui repoussèrent dédaigneusement ses remontrances.

Philippe-le-Bel, extrêmement jaloux de son autorité qu'il avait défendue avec opiniâtreté et succès contre des vassaux rebelles, conçut quelque ombrage de l'attitude altière de l'ordre des Templiers, déjà si formidable; il crut qu'il aspirait à l'indépendance et se refuserait désormais à plier sous la volonté royale. Cette crainte aigrit son esprit, et des courtisans envieux ne manquèrent pas d'entretenir ses terreurs. On lui disait que cet ordre devait finir avec les causes qui l'avaient fait naître; qu'il fallait redouter une milice religieuse qui ne professait ni la soumission des guerriers, ni la vie claustrale et pacifique des cénobites.

Mais la crainte que ces chevaliers inspiraient était encore moins forte que le désir que l'on avait de les dépouiller de leurs immenses trésors. Pour assurer cette spoliation et lui donner une couleur légale, il fallait juger l'ordre tout entier, et par conséquent lui trouver des crimes. Dès-lors les courtisans commencèrent à les décrier et à déclamer partout contre leur orgueil, leurs débauches et leur impiété. Ces bruits trouvèrent de l'écho parmi le peuple qui, selon sa coutume, exagéra encore les récits qu'il entendait faire à l'occasion des Templiers.

Voici ce qui servit de fondement à l'accusation juridique intentée bientôt après contre cet ordre célèbre.

Un chevalier apostat, Florentin de nation, nommé Noffodei, ayant été arrêté pour un crime qui provoquait la peine capitale, fut renfermé, dans un cachot, avec un autre misérable nommé Squin de Florian qui était réservé au même supplice. Ils se préparèrent mutuellement à la mort, en se confessant l'un à l'autre, suivant l'usage de la primitive église. La confession du Templier était un débordement d'aveux épouvantables; Squin de Florian en profita; il se persuada qu'en chargeant tout l'ordre des crimes dont il venait d'entendre le récit, il pourrait être gracié, même récompensé. Il demanda donc aux magistrats à leur révéler un secret important; on l'écouta, et sa déposition, quoique ignorée du peuple, suggéra d'avance les commentaires les plus étranges, les plus révoltans.

Les Templiers, disait-on, avaient, par un pacte secret avec les Sarrasins, promis de renier leur dieu et d'adorer Molock et Béelzébuth. La réception de leurs novices, ajoutait-on, offrait des actes d'impiété et d'indécence. Le blasphême et le parjure étaient au nombre de leurs préceptes ténébreux. On prétendait aussi que la sodomie était recommandée comme un point de règle dans leurs abominables initiations; et l'on ajoutait qu'ils égorgeaient les enfans qui naissaient de leurs liaisons clandestines avec les filles et les femmes.

Voici ce que dit à leur sujet M. de Châteaubriand, dans ses Études historiques: «Neuf gentilshommes français établirent, en 1118, l'ordre des Templiers à Jérusalem. Cet ordre acquit d'immenses richesses, et devint suspect aux peuples et aux rois. Les Templiers étaient accusés de se vouer entre eux à d'infâmes voluptés, de renier le Christ, de cracher sur le crucifix, d'adorer une idole à longue barbe, aux moustaches pendantes, aux yeux d'escarboucle, et recouverte d'une peau humaine, de tuer les enfans qui naissaient d'un Templier, de les faire rôtir, de frotter de leur graisse la barbe et les moustaches de l'idole, de brûler les corps des Templiers décédés, et de boire leurs cendres, détrempées dans un philtre. On peut toujours deviner les siècles, au genre des calomnies historiques; brutales et absurdes dans les temps de grossièreté et de foi, raffinées et presque vraisemblables dans les temps de civilisation et de doute.»

Philippe apprenait avec une secrète joie toutes ces exagérations calomnieuses, parce qu'elles favorisaient ses desseins. Il concerta avec ses conseillers l'arrestation subite de tous les Templiers, le même jour et par toute la France. Aussitôt leurs biens, cause de leur perte, furent confisqués, et le roi vint, sans pudeur, prendre possession de leur palais du Temple, qu'il avait remplacé pour eux par d'obscures prisons.

Clément V, créature de Philippe, venait de succéder à Boniface VIII. Il devait tout à Philippe, il lui promit de seconder toutes ses volontés.

Philippe-le-Bel était implacable et expéditif dans ses vengeances. On commença l'instruction du procès des Templiers, et, pour leur arracher des aveux, on déploya dans leurs cachots tout l'appareil des tortures les plus affreuses. Ceux qui refusaient de confesser les faits dont on leur donnait lecture, étaient mis sur des chevalets et livrés aux bourreaux; leurs membres disloqués, leurs os broyés, le sang qui ruisselait sur leurs corps, les cris arrachés par la douleur, faisaient frémir leurs compagnons, qui, privés à dessein de sommeil et de nourriture, avaient perdu cette mâle énergie, ce courageux stoïcisme, qui nous font triompher de la douleur. Ce qui motive ce beau vers de la tragédie des Templiers:

La torture interroge et la douleur répond.

Un grand nombre de ces religieux révélèrent donc quelques fautes, qu'un greffier vendu aux juges avait la perfidie de travestir en crimes exécrables.

Non-seulement les Templiers furent arrêtés en France: l'implacable Philippe et Clément V les firent saisir dans toute la chrétienté. Toutes les prisons regorgeaient de ces malheureux, entassés comme de vils troupeaux. Mais en France, ceux à qui la torture avait fait trahir la vérité, revenus de leur premier effroi, et reprenant cet air héroïque qui naguère bravait la mort des batailles, se présentent devant leurs juges, protestent que les aveux qu'ils ont faits leur ont été arrachés par la violence et la douleur, qu'ils les rétractent publiquement, et qu'ils veulent mourir pour expier cette honte.

Les juges, surpris de cette fermeté, semblent eux-mêmes des accusés. Ils balancent, ne savent à quel parti s'arrêter; mais les instrumens pervers des cours de France et de Rome, veulent qu'on les condamne pour avoir trahi la vérité, la première ou la seconde fois. Ils gagnent la majorité, et cinquante-neuf de ces chevaliers furent dégradés, comme relaps, et jugés dignes du dernier supplice. Leurs bûchers sont allumés; ils y montent avec calme et sérénité; ils chantent les louanges de Dieu, au milieu des tourbillons de flammes qui vont les dévorer. Le peuple ne put voir un trépas aussi héroïque sans reconnaître aussitôt l'innocence de ces illustres chevaliers. Déjà la superstition débite une foule de miracles faits à l'honneur de ces martyrs; déjà les murmures éclatent de toutes parts contre les inquisiteurs et les autres juges chargés de ce procès. Le roi de France et le pape auraient bien voulu dès-lors assoupir cette affaire et suspendre l'instruction commencée; mais il importait de prouver à l'Europe la culpabilité de l'ordre mis en cause.

Jacques Molay, grand-maître, vieillard vénérable et courageux, fut du nombre de ceux qui comparurent devant les commissaires désignés par le pape. Sa dignité de grand-maître l'élevait au rang des princes; son âge méritait des égards. Il fut traduit devant les juges, chargé de fers et traité avec inhumanité. On lui demanda s'il avait quelque chose à alléguer pour sa défense; il répondit que, né pour le métier des armes, il était étranger à l'art de la parole, et demandait un conseil éclairé. On lui répondit qu'en matière d'hérésie, on n'accordait pas de défenseur; que d'ailleurs il devait se souvenir qu'il avait avoué tous les crimes imputés.

A ces mots, Jacques Molay est saisi, frappé d'étonnement. Il demande lecture de sa déposition; il l'entend avec une profonde indignation. «Non, dit-il, jamais ces atroces impostures n'ont souillé mes lèvres; j'ai pu, dans un instant de faiblesse que ma mort seule peut expier, j'ai pu révéler quelques fautes; mais ces aveux, je dois l'affirmer, à la honte des hommes, ont été dénaturés par ceux qui les ont recueillis. Je méconnais donc cette déposition, œuvre ténébreuse de la fraude, de l'artifice et d'une collusion coupable. Je proteste contre elle, et puisqu'on me refuse un conseil, je bornerai ma défense et celle de mes chevaliers à ce peu de mots, dont l'histoire reconnaîtra la vérité:

«Nul ordre religieux ne pria plus que le nôtre avec ferveur et piété; nul autre ne fit régner plus de recueillement et de magnificence dans la maison du Seigneur, ne répandit plus d'aumônes parmi les pauvres, n'essuya plus de larmes et ne guérit, par plus de soins et de zèle, les malades et les infirmes.

«Nulle milice chevaleresque ne combattit avec plus d'avantage que la nôtre, contre les Sarrasins, les Turcs et les Maures; ne supporta, avec plus de courage, pour la délivrance de la ville sainte, les feux du ciel africain, les pestes d'Antioche et de Tunis, les naufrages, les privations, l'exil, la captivité, tous les fléaux et toutes les vicissitudes de la fortune....»

Un des accusateurs interrompant alors le grand-maître: «Tout cela, dit-il, n'est compté pour rien sans la foi.—Et sans la foi, reprit Molay, rien de tout cela ne peut se supporter. Pour quel intérêt d'ici-bas, pour quelle récompense mondaine aurions-nous pu combattre et souffrir comme nous l'avons fait?»

Philippe ne savait comment sortir de cette grande procédure, où ses passions l'avaient engagé. Pour paraître plus légal, il permit à tous les Templiers d'occident de venir plaider la cause de leur ordre. Plusieurs parlèrent avec une courageuse éloquence; quand ils eurent cessé de parler, les commissaires désignés délibérèrent long-temps, et la majorité se refusait à la condamnation. Mais le pape, indigné de tant de résistance, s'écria que si l'on ne prononçait pas judiciairement contre les Templiers, la plénitude de la puissance pontificale suppléerait à tout, et qu'il les condamnerait par voie d'expédient, plutôt que de scandaliser son cher fils le roi de France.

Le souverain pontife l'emporta, et la sentence fut prononcée.

Mais Jacques Molay et plusieurs autres chefs de l'ordre n'étaient pas encore jugés; on espérait leur arracher des révélations qui pussent justifier cette odieuse procédure. On offrit à Jacques Molay et à ses compagnons la liberté et des pensions; mais ils repoussèrent ces offres perfides avec indignation. On les menaça du bûcher. «Apportez-y la flamme, dit le grand-maître; j'y vais monter comme dans une chaire de vérité, où je répéterai: Nous sommes innocens! Tout ce dont on accuse les Templiers est calomnie: je le jure à la face du ciel et devant Dieu, qui va me juger bientôt.»

Les légats, embarrassés, ne savaient à quel parti s'arrêter. Enfin, ils livrèrent au prévôt Jacques Molay et Guy, frère du dauphin d'Auvergne. Le roi assembla son conseil, et dès le soir les héros condamnés furent conduits à la mort. Leur bûcher était élevé dans une petite île de la Seine, à la pointe occidentale de la Cité, non loin de l'emplacement qu'occupe la statue équestre de Henri IV.

Les chevaliers entrèrent dans les flammes avec une fermeté admirable. Jacques Molay fit entendre alors ces mots prophétiques: «Pontife calomniateur, juge inique et cruel bourreau, je t'ajourne à comparaître dans quarante jours devant le tribunal du souverain juge. Et toi, Philippe, je t'ajourne devant lui à un an de ce jour.»

Après cette imposante assignation, le grand-maître et ses frères moururent en chantant de saints cantiques.

Quarante jours après, le pape mourut; au bout d'un an, Philippe descendit aussi au tombeau, et l'on se rappela les dernières paroles du dernier grand-maître des Templiers.

Philippe-le-Bel se fit donner deux cent mille livres, et Louis Hutin, son fils, prit encore soixante mille livres sur les biens des Templiers. Ce qui prouve assez quel était le principal motif de la condamnation de cet ordre célèbre.

«Le Parlement, dit Voltaire, n'eut aucune part à ce procès extraordinaire, témoignage éternel de la férocité où les nations chrétiennes furent plongées jusqu'à nos jours.»


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