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Chronique du crime et de l'innocence, tome 1/8: Recueil des événements les plus tragiques;...

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CRUAUTÉS POPULAIRES,
COMMISES A TOULOUSE, PENDANT LES TROUBLES
DE LA LIGUE.

La ligue, prétendue sainte, formée par les Guises, s'était propagée dans toutes les provinces de France, et couvrait ce beau royaume comme d'un immense réseau. Le Languedoc, où le nombre des protestans était considérable, fut surtout le théâtre des crimes de cette association rebelle envers le roi. Après le meurtre du duc de Guise et du cardinal son frère, le fanatisme des partisans de la ligue, à Toulouse, prit un caractère de fureur qu'il n'avait pas eu jusque là. Ils firent tous leurs efforts pour entraîner toutes les autres villes de la province, et députèrent un ancien capitoul à Paris pour y jurer l'union. Le parlement de Toulouse et le conseil des dix-huit, manœuvrèrent aussi dans le même sens, et parvinrent, à l'aide de leurs émissaires, à gagner quelques villes importantes; puis le parlement et le corps de ville de Toulouse écrivirent séparément au pape, pour lui rendre compte de leurs démarches, demander sa protection, et le consulter pour savoir si Henri de Valois (c'est ainsi qu'ils appelaient le roi), ayant été frappé d'excommunication, avait toujours droit à leur obéissance.

Cependant le premier président Duranti, fidèle à l'autorité du souverain, lui rendit compte de ces désordres. Le roi l'exhorta à ramener les factieux par la prudence. Les troubles néanmoins croissaient de jour en jour. Des prédicateurs furibonds ne cessaient d'ameuter le peuple contre le roi et contre ceux qui lui restaient attachés; le président Duranti était surtout le sujet de leurs saintes fureurs; tous les jours de fête, on affichait, soit aux portes des églises, soit dans les carrefours, des libelles infâmes contre ce respectable magistrat.

Le duc de Montmorency, averti du péril où se trouvait l'autorité royale à Toulouse, écrivit aux habitans pour les faire rentrer dans le devoir; mais les conjurés, loin de lui obéir, firent assembler le conseil de ville et déclarèrent que Duranti devait être éloigné de toute administration publique. Le président Bertrand, qui présidait l'assemblée, imposa silence aux factieux, malgré les plaintes d'un avocat, nommé Grégoire, qui criait à l'oppression des suffrages. Les factieux, qui étaient en majorité, firent conférer la garde de la ville au conseil des dix-huit, qui s'empara aussitôt de toute l'autorité. Le conseil de ville, qui ne devait être composé que d'un certain nombre des plus notables habitans de Toulouse, fut aussitôt envahi par six cents autres qui avaient été apostés, et qui, armés pour la plupart, prétendirent avoir part aux délibérations. Le tumulte devint si grand que les capitouls furent obligés de rompre l'assemblée, sans qu'aucune détermination eût été prise; plusieurs furent d'avis d'appeler à l'avenir le premier président aux délibérations, pour que sa présence imposât aux chefs des factieux.

Duranti, malgré le péril éminent dont sa personne était menacée, ne balança pas à se rendre à l'hôtel-de-ville. Il s'y rendit sans gardes, avec une contenance ferme et assurée, assista aux séances pendant trois jours consécutifs, et tâcha de calmer, par son éloquence, cette populace effrénée. La paix et la tranquillité semblaient prêtes à renaître à Toulouse, lorsque, le troisième jour, une question incendiaire vint enflammer de nouveau les esprits. On demanda s'il fallait obéir au roi ou se soustraire à son autorité, et s'il ne convenait pas d'exiler ou d'emprisonner tous ceux qu'on appelait politiques et qui persistaient dans leur fidélité au roi. Cette proposition excita de violens débats. Pendant la dispute, un avocat nommé Tournier se leva, et soutint avec véhémence qu'on ne devait plus l'obéissance au roi, et qu'on était délié du serment de fidélité qu'on lui avait prêté. Un autre membre, nommé Chapelier, se retournant vers le portrait du roi, s'écria qu'il fallait le faire disparaître de la salle. Jacques Daffis, beau-frère du premier président Duranti, et avocat-général au parlement, s'éleva avec force contre de pareilles propositions, et soutint avec beaucoup de courage les droits du roi. Duranti, voyant cette contestation, fit enfin consentir l'assemblée à s'en rapporter à la décision du parlement.

L'avocat-général Daffis, désespérant de faire entendre raison à ce peuple mutiné, prit le parti de se retirer à sa maison de campagne, située à deux lieues de Toulouse.

Comme Duranti ne se pressait pas d'assembler le parlement pour lui demander sa décision, le peuple s'attroupa autour de sa maison le 29 janvier 1589, et l'obligea, soit par prières, soit par menaces, à convoquer extraordinairement les chambres. Les avis furent partagés, et Duranti rompit l'assemblée sans que rien fût décidé. Un grand nombre de gens armés avaient entouré le palais, en attendant le résultat de la délibération; et la plupart, qui étaient émissaires des principaux ligueurs, avaient résolu d'assassiner le premier président. En effet, ce magistrat ne fut pas plus tôt monté dans son carrosse, qu'on l'assaillit de plusieurs coups d'épée et de hallebarde, qui percèrent les mantelets du carrosse en divers endroits; mais ayant eu la précaution de se tapir dans le milieu de la voiture, Duranti n'eut aucun mal. Son cocher lança ses chevaux à toutes brides, et il était déjà arrivé près de la maison du magistrat, lorsque le carrosse heurta contre la margelle d'un puits avec tant de violence qu'il en fut renversé.

Obligé de descendre, Duranti se réfugia à l'hôtel-de-ville, où il demeura cinq jours, et où peu de ses amis osèrent l'aller visiter. Les habitans de Toulouse restés fidèles au roi prirent la fuite ou se cachèrent; on ferma toutes les boutiques; on tendit les chaînes des rues, et l'on fit des barricades.

Le parlement ordonna, le 1er février, la translation de Duranti au couvent des jacobins. Duranti s'y rendit le jour même, accompagné des évêques de Comminge et de Castres, de deux capitouls et d'une troupe de gardes. On établit à la porte du couvent un corps de garde, avec consigne de ne permettre à personne de voir le prisonnier, pas même à sa fille unique. On permit seulement à Rose de Caulet, sa femme, et à deux domestiques, de se renfermer avec lui, à condition de ne pas sortir et de ne communiquer avec personne. On fit une perquisition minutieuse dans la maison et dans les papiers du premier président, on ne put rien y découvrir qui lui fût préjudiciable.

Mais les factieux ayant résolu de se défaire de ce magistrat, dont la présence gênait l'exécution de leurs desseins, et voyant qu'ils ne pouvaient que très-difficilement consommer leur complot dans le couvent des jacobins, proposèrent de le transférer dans la grosse tour de Saint-Jean, comptant bien que la populace se jetterait sur lui dans le marché et le tuerait. Mais Duranti étant tombé malade, il ne fut pas en état d'être transporté. Sur ces entrefaites, on intercepte, le 2 février, des lettres que l'avocat-général Daffis écrivait à Bordeaux pour demander du secours; on va aussitôt enlever ce magistrat de sa maison de campagne, on le conduit aux prisons de la conciergerie et on l'interroge. Il soutient, dans sa réponse, qu'il n'a fait que remplir les fonctions de son ministère, en écrivant ces lettres; et comme ces lettres portaient, entre autres choses, que le premier président n'était pas encore mort, les conjurés prennent la résolution de le faire mourir sur-le-champ, de crainte qu'il ne s'évadât et ne ruinât leurs desseins.

Le 10 février 1589, vers quatre heures du soir, des assassins apostés, suivis d'une vile populace, au nombre de deux mille, tant hommes que femmes, aveugle multitude, à qui on avait insinué que Duranti voulait remettre Toulouse aux hérétiques, se rendent devant la porte des jacobins, et essaient d'abord de l'enfoncer; ne pouvant y réussir, ils y mettent le feu, et entrent librement dans le couvent, sans que les gardes fassent la moindre résistance.

Chapelier, l'un des chefs de cette tourbe effrénée, aborde le premier président, et lui dit que le peuple le demande; Duranti se met aussitôt à genoux, et, voyant qu'il allait à la mort, il fait ses adieux à sa femme, en termes pleins de fermeté, de courage et de soumission à la volonté de Dieu. Chapelier l'entraîne avec violence sur la porte qui vient d'être brûlée, et dit au peuple, en élevant la voix: «Voilà l'homme!—Oui, ajoute Duranti, qui était en robe et qui montrait un visage tranquille, me voici: mais quel est donc le grand crime que j'ai commis, qui puisse m'attirer une haine aussi implacable que celle que vous faites paraître contre moi?» Ces paroles, prononcées d'une voix ferme et d'un ton grave, contiennent un moment la fureur du peuple; et un reste d'autorité répandu sur le visage de Duranti, soutenu du témoignage de sa conscience, fait succéder à la tempête quelques instans de silence. Mais l'un des ligueurs, que rien ne pouvait émouvoir, l'ajuste avec son mousquet, l'atteint au milieu de la poitrine et le renverse, tandis que ce magistrat, levant les mains au ciel, demandait à Dieu la grâce de ses assassins. Aussitôt le peuple, comme une bête féroce, se précipite sur lui, le perce de coups, assouvit sa rage sur son cadavre, puis l'attache avec une corde par les pieds, et le traîne ainsi tout ensanglanté au milieu de la place de Saint-George, au bas de l'échafaud de pierre, où l'on avait coutume d'exécuter les criminels; comme il n'y avait pas de potence dressée, on le met sur ses pieds et on l'attache au pilori, où il demeure exposé toute la nuit, ayant derrière lui l'effigie du roi Henri III. Les uns lui arrachent la barbe, les autres le suspendent par le nez, en disant: «Le roi t'était si cher; te voilà à présent avec lui.»

Aussitôt après cette scène sanglante, les assassins, suivis de la populace, accourent à la conciergerie, arrachent l'avocat-général Daffis de sa prison, se jettent sur lui, le massacrent impitoyablement, et laissent son cadavre sur la place. En même temps on met la maison du premier président au pillage; une riche bibliothèque, que Duranti avait formée à grands frais, fut entièrement détruite. Le peuple, ou plutôt la tourbe de la populace, court à l'hôtel-de-ville, arrache le portrait du roi qui décorait l'une des salles, l'attache à une corde, et le traîne dans la rue, en criant, comme s'ils l'avaient mis à l'encan: A cinq sous le roi tyran, pour lui acheter un licou. Le lendemain l'un des capitouls fit mettre le corps de Duranti dans un drap avec le portrait du roi, et le fit porter, sans autre cérémonie, aux Cordeliers du grand couvent, où il fut inhumé. On enleva le même jour le corps de Daffis, et on l'inhuma dans l'église des Cordeliers de Saint-Antoine.

Ainsi périrent ces deux courageux magistrats, ces deux vertueux citoyens, aussi recommandables par l'intégrité de leur vie et par leurs lumières que par leur zèle pour le bien public et leur attachement à leur roi. Zélés et sincères catholiques, ils avaient été partisans de la ligue, tant qu'elle eut le roi pour protecteur, et qu'ils ignorèrent les projets ambitieux de ceux qui en étaient les chefs. Mais dès qu'ils avaient vu que les princes de la maison de Guise songeaient moins au soutien de la religion qu'aux intérêts de leur maison, et qu'ils avaient osé aspirer au trône, ils étaient alors devenus les ennemis de tous les ligueurs ennemis du roi, et avaient été leurs premières victimes.

Le roi, indigné de ce double assassinat et des circonstances qui l'avaient accompagné, fit transférer le parlement à Carcassonne, et les autres cours et juridictions de Toulouse dans d'autres villes.

Telle est la justice populaire, dans les temps de crise politique ou religieuse; elle peut bien faire le pendant de la justice despotique.


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