Chronique du crime et de l'innocence, tome 1/8: Recueil des événements les plus tragiques;...
BENIGNA OU VANINA ORNANO.
Benigna Ornano était fille unique et héritière de François Ornano, l'un des plus riches seigneurs de l'île de Corse. Cette dame avait épousé Sanpietro, soldat de fortune, né à Basilica. Sanpietro, par sa naissance, ne pouvait pas aspirer à une alliance aussi illustre; mais en lui le défaut de noblesse était compensé par une grande bravoure et par des talens militaires qui lui avaient valu, au service de la France, le grade de colonel. Son ambition était de soustraire la Corse, sa patrie, à la domination des Génois, et pour y parvenir, il avait fait des prodiges de valeur pendant tout le temps que la république avait été en guerre avec la France.
La paix entre ces deux puissances ayant mis un terme aux exploits de Sanpietro, n'en mit point à la haine qu'il portait aux Génois. Il chercha d'abord à soulever contre eux le grand duc de Toscane, qui refusa d'entrer dans ses projets; il se tourna ensuite du côté des Turcs, dont la puissance navale était formidable dans la Méditerranée. Les Génois n'oublièrent rien pour neutraliser les efforts de ce dangereux ennemi; ils résolurent même d'attirer à Gênes sa femme et ses enfans, bien convaincus que quand ils les auraient en leur pouvoir, ils forceraient Sanpietro à cesser ses menées, par la crainte qu'il aurait de les perdre.
Benigna et ses enfans, qui avaient été bannis de Corse avec Sanpietro par un arrêt du sénat de Gênes, étaient alors (1563) à Marseille. Les Génois cherchèrent à gagner les domestiques de cette malheureuse exilée, entre autres un prêtre nommé Michel, à qui Sanpietro, à son départ, avait confié l'éducation de ses deux fils. Ce prêtre et les domestiques persuadèrent à Benigna qu'il était de son intérêt de se rendre à Gênes; que là il lui serait facile, soit par elle-même, soit par le crédit de ses parens, d'obtenir la grâce de son mari et la restitution de tous ses biens. Benigna était attachée à sa famille, à son pays; elle n'était pas moins fatiguée de l'esclavage où la réduisait l'humeur sombre et farouche de son mari, et elle désirait passionnément pouvoir rendre un jour à ses enfans leur patrie et les biens de ses pères. Il ne fut donc pas difficile de la persuader, et le moment du départ fut fixé.
Elle envoya à bord ses meubles et ses bijoux, et s'embarqua avec un de ses fils et le prêtre Michel, qui était chargé de la conduire. Mais à peine avait-elle mis à la voile, qu'Antoine de Saint-Florent, l'ami et le confident de Sanpietro, instruit de sa fuite, partit sur un brigantin, et fit tant de diligence qu'il la joignit près d'Antibes, et la mit entre les mains du comte de Grimaldi, seigneur du lieu. Celui-ci, n'osant ni la garder dans son château, ni la mettre en liberté, l'envoya au parlement de Provence, juge et protecteur naturel de ces fugitifs.
Sanpietro arrive peu de temps après à Marseille; informé de ce qui venait de se passer, il vole à Aix, se rend à la maison où est sa femme, et demande à la ramener chez lui. Le parlement, avant de la lui rendre, envoie des commissaires à Benigna pour savoir si elle consentait à retourner vers son mari. Benigna avait un courage au-dessus de son sexe, et dans cette circonstance, quoiqu'elle connût le danger dont elle était menacée, elle crut qu'il était de son devoir de reprendre les liens qui l'attachaient à son mari. Elle répondit donc affirmativement, et la cour, après avoir attesté l'innocence de cette femme, la remit à Sanpietro le 15 juillet 1563, et lui enjoignit de la traiter avec tous les égards qu'elle méritait.
Arrivé à Marseille, Sanpietro sentit se rallumer toute sa colère, quand il vit sa maison dépouillée de tous ses meubles. Ce spectacle lui rappela avec encore plus de force que sa femme s'était enfuie pour s'aller jeter dans les bras des Génois ses ennemis déclarés. Alors n'étant plus maître de son ressentiment, il résolut de lui ôter la vie; mais comme il n'avait jamais perdu pour elle ce respect dont il s'était fait une longue habitude, par suite de la différence que la naissance mettait entre elle et lui, il lui parla encore cette fois la tête découverte et dans une contenance respectueuse; ce qui ne l'empêcha pourtant pas de lui reprocher sa perfidie, et de lui dire que sa faute ne pouvait s'expier que par la mort. Aussitôt il ordonna à deux esclaves d'exécuter cet arrêt barbare.
Benigna, qui connaissait le caractère cruel et inflexible de son mari, n'essaya pas de l'attendrir par ses prières et par ses larmes; seulement elle le conjura avec instance, puisque sa mort était irrévocable, de lui épargner la honte de mourir sous les coups de vils esclaves. «Que je reçoive au moins la mort, lui dit-elle, de la main de l'homme que j'ai choisi pour époux à cause de sa valeur et de son courage!» Cet autre Othello, sans être ému par ces paroles, fait retirer ses bourreaux, se jette aux pieds de Benigna, lui demande pardon en termes respectueux et soumis, passe à son cou le cordon fatal, et l'étrangle sans pitié. Le monstre fit ensuite subir le même supplice à deux filles qu'il avait eues de Benigna.
Ce qui ne paraîtra pas moins inconcevable, c'est qu'il eut l'audacieuse barbarie de se vanter publiquement à Marseille de ces horribles assassinats. Le procureur-général du parlement en porta plainte le 19 août de la même année. Sanpietro, effrayé, vint en toute hâte à Paris pour justifier son crime. Il y trouva tous les esprits remplis d'horreur, à l'occasion du meurtre de l'intéressante Benigna. Les femmes surtout, qui redoutaient les suites d'un si dangereux exemple, firent éclater toute leur indignation. La reine refusa de le voir. On rapporte que cet homme, ayant un jour découvert sa poitrine, cicatrisée pour le service de l'état, s'écria avec fierté: «Qu'importe au roi, qu'importe à la France, que Sanpietro ait bien ou mal vécu avec sa femme?»
Ces paroles, prononcées d'un ton ferme et par un homme féroce, mais qui avait rendu de très-grands services à la couronne, firent impression, et le roi lui pardonna ses crimes. Pour concevoir une pareille grâce accordée par un souverain à un scélérat de cette trempe, il faut songer que c'était dans un siècle où le courage brutal tenait lieu, pour ainsi dire, de toutes les vertus.
Ce Sanpietro succomba sous les coups de la trahison, le 17 janvier 1566, dans une rencontre avec les Génois; il fut lâchement assassiné par derrière d'un coup d'arquebuse que lui donna un de ses capitaines nommé Vitetto.
Son fils, Alphonse Ornano, qui devint maréchal de France, exécutait lui-même les sentences de mort qu'il rendait contre les soldats. Un de ses neveux, ayant manqué à quelque devoir militaire, vint pour dîner avec son oncle; Alphonse se leva, le poignarda, demanda à laver ses mains, et se remit à table.