Chronique du crime et de l'innocence, tome 1/8: Recueil des événements les plus tragiques;...
DUEL JUDICIAIRE
DE CARROUGES ET LEGRIS.
Le sieur Jean de Carrouges, gentilhomme de la maison du duc d'Alençon, partant, vers la fin du quatorzième siècle, pour un voyage en la Terre-Sainte, laissa sa femme en la ville d'Argentan en Normandie, ou, selon d'autres, en sa maison de Carrouges, située à environ quatre lieues de cette ville. Un de ses amis, le sieur Jacques Legris, également gentilhomme de la maison du duc d'Alençon, profita de l'absence de Carrouges pour aller courtiser sa femme. Un jour entre autres, il entra en matière avec la jeune dame, et usant de tous les artifices à l'usage des amans en semblable circonstance, il fit la déclaration formelle de son amour, et, comme le dit naïvement le narrateur des Annales de Paris, des propos il en vint aux offres de service; mais la dame, fidèle à son mari, repoussa honnêtement ses attaques; de sorte qu'il s'avisa de gagner, par des dons ou des promesses, une servante de la dame de Carrouges, qu'il jugeait propre à seconder ses projets. La servante en effet consentit à le favoriser selon son désir. Les moyens furent donc concertés entre eux, et le jour fixé.
Le soir du jour convenu, le sieur Legris étant obligé, par sa charge, de servir à table le duc d'Alençon, se voyait avec impatience empêché de se rendre au rendez-vous. Mais les amans ont le génie inventif. Il laissa tomber à dessein la coupe pleine de vin qu'il présentait à son maître; et feignant d'être tout honteux de sa maladresse, il sortit, monta à cheval, et courut à toutes brides à la maison de la dame de Carrouges. Une échelle préparée par la perfide servante l'attendait; à l'aide de cette échelle il s'introduit dans la chambre de la dame endormie, lui fait violence, sort de la maison, remonte à cheval, et arrivant au lever du duc son maître, laisse tomber le bassin qu'il lui présentait pour laver, de même qu'il avait fait pour la coupe.
La dame de Carrouges céla soigneusement cet outrage jusqu'au retour de son mari. Celui-ci, indigné en apprenant cet affront, alla porter sa plainte au duc d'Alençon, le suppliant avec instance d'en faire justice, ou de lui permettre le combat contre Legris, au cas qu'il niât son crime. Mais le duc, se rappelant que Legris l'avait servi le jour même de l'attentat qu'on lui imputait, s'imagina que c'était pour se venger d'une autre injure que Carrouges voulait se battre avec lui, et refusa la permission qu'il sollicitait.
Carrouges, ne pouvant obtenir justice du duc d'Alençon, s'adressa au parlement de Paris qui, à défaut de preuves, assigna jour et camp aux deux parties. Comme la dame de Carrouges avait dressé elle-même l'accusation, et avait pressé son mari d'en demander et faire justice, la cour ordonna qu'elle assisterait elle-même au combat, et que, si son mari n'était pas vainqueur, elle serait sujette à la peine des calomniateurs et faux accusateurs, qui était de souffrir semblable peine à celle encourue par l'accusé s'il venait à être condamné. Cette dame se soumit volontiers à cette condition, forte de la justice de sa cause. Ce combat eut lieu en champ clos à Paris, par autorité de justice, en 1386. Carrouges fut d'abord blessé à la cuisse par Legris: mais, quoique déjà très-malade d'une fièvre quarte, il rassembla toutes ses forces, et s'élançant impétueusement sur son adversaire, il le terrassa, lui fit confesser son crime, puis lui enfonça son poignard dans le cœur, laissant le cadavre au bourreau, qui le traîna au gibet. Le roi Charles VI, présent à ce combat, fit don au vainqueur de mille livres d'argent comptant et d'une pension annuelle de deux cents livres.
Le sieur Legris, si l'on en croit le Laboureur, était innocent du crime qu'on lui imputait; «et il paya, dit-il, de son honneur et de son sang, le crime d'un malheureux qui fut depuis exécuté à mort pour d'autres méfaits; et qui s'accusa de ce viol.» Tous les autres historiens que nous avons pu consulter à ce sujet gardent le silence sur ce point, et laissent croire que Legris était véritablement coupable.
Gabriel Dumoulin, annaliste de Normandie, rapporte que sous Guillaume-le-Conquérant, trois ans avant la bataille du Val-des-Dunes, il y eut un duel entre Jacques du Plessis et Thomas de l'Espinay, seigneur du Neubourg. «La cause de combat fut, dit-il, que du Plessis avait publié que la femme de Jean, comte de Tancarville, sœur dudit de l'Espinay, avait fait banqueroute à sa pudicité, se prostituant à un nommé Edmond. Mais du Plessis, mourant en ce combat, fit revivre la bonne renommée de cette dame.»
Cette coutume barbare de juger des procès par un combat juridique, ne fut connue que des chrétiens occidentaux. «Il est évident, par ces lois, dit Voltaire, qu'un homme accusé d'homicide était en droit d'en commettre deux.» On pouvait se battre aussi par procuration. C'est des lois de ces combats que viennent les proverbes: «les morts ont tort; les battus paient l'amende.»
Pour compléter autant que possible l'idée que nous avons voulu donner de la coutume barbare appelée jugement de Dieu, nous ajouterons, avec Brantôme: «Celui qui avait été tué dans nos duels ou combats judiciaires n'était nullement reçu de l'église pour y être enterré; et les ecclésiastiques alléguaient, pour raison, que sa défaite était une sentence du ciel; et qu'il avait succombé par la permission de Dieu, parce que sa querelle était injuste.»