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Chronique du crime et de l'innocence, tome 1/8: Recueil des événements les plus tragiques;...

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LE PRÉSIDENT MEYNIER D'OPPÈDE
ET L'AVOCAT-GÉNÉRAL GUÉRIN,
OU MASSACRES JURIDIQUES DE CABRIÈRES ET MÉRINDOL.

Les Vaudois, sectaires dont la doctrine avait beaucoup de points de ressemblance avec celle qui fut professée plus tard par les chefs de la réformation, occupaient, depuis le douzième siècle, des vallées situées entre la Provence et le Dauphiné. Leurs terres, d'abord en friche et stériles, devinrent productives et fécondes sous leurs mains laborieuses. Leur nombre, très-petit dans les commencemens, s'était multiplié jusqu'à près de dix-huit mille. Leurs mœurs étaient douces et paisibles; ils décidaient entre eux leurs différens. Leurs seigneurs, qu'ils enrichissaient par leurs travaux, loin de se plaindre d'eux, étaient très-satisfaits de les avoir pour vassaux. Enfin, pendant plus de deux siècles, malgré la différence de leur culte, ils jouirent du bonheur qui devrait toujours accompagner une innocente existence. Mais tout-à-coup, au commencement du seizième siècle, la réforme prêchée par Luther vint tirer les Vaudois de l'obscurité qui faisait leur bonheur. Les édits rendus par plusieurs gouvernemens contre les nouveaux hérétiques les condamnaient au feu; les Vaudois furent enveloppés dans cette proscription. Le parlement de Provence, pour manifester son zèle, décerna la peine du bûcher contre dix-neuf des habitans les plus notables du bourg de Mérindol, tous Vaudois, et ordonna que leurs bois seraient coupés et leurs maisons démolies. Cette sentence jeta l'épouvante parmi tous leurs coreligionnaires. Ils députèrent vers le cardinal Sadolet, évêque de Carpentras, pour le conjurer d'intercéder pour eux. Ce digne prélat, dont l'humanité égalait les lumières, plaida leur cause avec tant de zèle, qu'il fit surseoir l'exécution de la sentence. Le roi François Ier leur pardonna, mais à condition qu'ils abjureraient; condition qui ne fut pas, qui ne devait pas être remplie, parce qu'aucun pouvoir sur la terre, excepté celui de la force brutale, n'avait le droit de l'imposer. On ne déracine pas à volonté une croyance dans laquelle on est né.

Irrité de l'opiniâtreté des Vaudois, que le jésuite Maimbourg appelle une canaille révoltée, le parlement de Provence, composé d'esprits ardens et fanatiques, résolut de continuer la procédure. Jean Meynier d'Oppède, alors premier président, se distingua surtout par son acharnement.

Les Vaudois s'attroupèrent pour délibérer sur le parti qui leur restait à prendre. D'Oppède, dans de faux rapports adressés au roi, donna à leurs réunions le caractère d'une sédition, et obtint permission d'exécuter l'arrêt qui était suspendu depuis cinq années. Secondé par l'avocat-général Guérin, homme d'une cruauté froide et réfléchie, d'Oppède songea à exécuter sans délai la sainte mission qu'il s'était donnée; il fallait des troupes pour cette expédition. D'Oppède et Guérin en prirent, et se mirent à leur tête. Cependant les Vaudois n'étaient point disposés à la révolte, puisqu'ils n'opposèrent aucune résistance et prirent la fuite de tous côtés.

Ayant réuni toutes leurs troupes, les deux magistrats guerriers fondirent en même temps sur tous les villages vaudois, tuèrent tout ce qu'ils rencontrèrent, et brûlèrent les maisons, les granges, les récoltes, les arbres. Les fugitifs étaient poursuivis à la clarté de l'embrasement général. Il ne restait dans le bourg de Cabrières que soixante hommes et trente femmes. Ils se rendent, sous la promesse qu'on leur épargnera la vie; mais à peine se sont-ils rendus qu'on les massacre.

Quelques femmes, réfugiées dans une église, en sont tirées par l'implacable d'Oppède; il les enferme dans une grange à laquelle il fait mettre le feu. «Lorsqu'elles se présentaient à la fenêtre pour se jeter en bas, dit le continuateur de Fleury, on les repoussait avec des fourches, ou on les recevait sur les pointes des hallebardes. Ceux qui se sauvèrent sur les montagnes ne furent pas plus heureux: la faim et les bêtes sauvages les firent périr, parce qu'on leur coupa tous les chemins. On défendit, sous peine de la vie, de leur donner aucun aliment. Ces misérables députèrent vers d'Oppède, pour obtenir de lui la permission d'abandonner leurs biens, et de se retirer la vie sauve dans les pays étrangers. Le baron de la Garde, quoique aussi cruel que l'autre (d'Oppède), paraissait y consentir; mais le président lui répondit brusquement qu'il les voulait tous prendre sans qu'aucun s'échappât, et les envoyer habiter aux enfers. Huit cents personnes périrent dans cette action. On alla ensuite à Lacoste, dont le seigneur avait promis aux habitans qu'il ne leur serait fait aucun dommage, pourvu qu'ils portassent leurs armes dans le château, et qu'ils abattissent les murailles de la ville en quatre endroits. Ces bonnes gens firent ce qui leur était ordonné; mais à l'arrivée du président, les faubourgs furent brûlés et les habitans taillés en pièces, sans qu'il en restât un seul. Les femmes et les filles, qui, pour se dérober à la première furie du soldat, s'étaient retirées près du jardin, dans un château, furent toutes violées et si cruellement traitées, que plusieurs moururent de faim, de tristesse, ou des tourmens qu'on leur fit souffrir. Ceux qui étaient cachés dans Mussi ayant enfin été découverts, éprouvèrent le même sort que les autres; et ceux qui erraient dans les forêts et sur les montagnes désertes cherchaient plutôt la mort que la vie dans leurs retraites, ayant perdu leurs biens, leurs femmes et leurs enfans. Il y eut vingt-deux bourgs ou villages saccagés ou brûlés.»

L'avocat-général Guérin ne fit pas de moindres exploits. Il fit tuer tout ce qu'il rencontra. Un jeune homme de Mérindol ayant excité la compassion des soldats, qui demandaient sa grâce, le sanguinaire magistrat s'écria: tolle, tolle; et ce malheureux fut arquebusé.

Le peu de Vaudois qui échappa à la fureur des bourreaux se sauva vers le Piémont. Lorsque les flammes furent éteintes, la contrée, auparavant florissante et peuplée, ne présenta plus qu'une solitude affreuse jonchée de cadavres.

François Ier eut horreur de cette épouvantable exécution. L'arrêt auquel il avait donné son consentement portait la mort de dix-neuf hérétiques; et d'Oppède, assisté de Guérin, en avait fait périr plus de quatre mille, hommes, femmes et enfans. Les seigneurs dont les villages et les châteaux avaient été la proie des flammes demandèrent justice au roi, qui, en mourant, recommanda expressément à son fils, Henri II, de faire punir les auteurs de cette barbarie.

Ces scènes d'horreur avaient eu lieu en 1545. Le parlement de Paris fut chargé, en 1551, d'examiner cette affaire, qui fut solennellement plaidée, pendant cinquante séances consécutives. Le président d'Oppède plaida lui-même sa cause, et le fit d'une manière remarquable. Le crédit de ses nombreux protecteurs fit le reste. Il fut absous.

Il protestait qu'il n'avait fait qu'exécuter les ordres du roi; mais cependant on le soupçonna d'avoir des motifs personnels de haine contre les Vaudois. «Un de ses fermiers, dit Garnier, lui avait dérobé le prix de sa terre, et s'était caché parmi eux. La comtesse de Cental, qui n'était devenue riche que parce qu'elle avait peuplé ses terres d'habitations vaudoises, avait rejeté avec mépris l'offre de sa main. Ce ressentiment secret, qu'il se dissimulait à lui-même, put bien le porter aux atrocités dont il se souilla.»

Quant à l'avocat-général Guérin, il ne fut pas aussi heureux que son complice d'Oppède: traduit aussi devant le parlement de Paris, on lui chercha des crimes, et l'on n'eut pas de peine à lui en trouver. Il fut condamné à être pendu, non pour le massacre de Cabrières et de Mérindol, mais pour plusieurs faussetés, calomnies, prévarications, abus et malversations des deniers du roi et d'autres particuliers, sous couleur et titre de son état de procureur du Roi. Son arrêt fut exécuté à Paris, en 1554, à la grande satisfaction des bons citoyens.


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