Chronique du crime et de l'innocence, tome 1/8: Recueil des événements les plus tragiques;...
SAINT-JEAN DE LIGOURE,
GENTILHOMME LIMOUSIN,
MEURTRIER DE SA FEMME ET DE SES ENFANS.
De toutes les passions humaines qui enfantent des crimes, la plus vile, la plus ignoble, la moins digne d'excuses, c'est la cupidité. Que d'attentats, que de forfaits inouïs ont été suggérés par la soif de l'or! Elle rend capable de tous les genres de barbarie, étouffe les plus doux sentimens de la nature, en un mot sacrifie tout à elle-même. L'histoire suivante fournira un exemple de plus des étranges excès auxquels peut s'abandonner le cœur humain guidé par l'intérêt.
Au seizième siècle, sous le règne de Henri II, un gentilhomme Limousin, nommé Saint-Jean de Ligoure, jouissait d'une excellente réputation et vivait heureux au sein de sa famille, lorsque le goût de l'alchimie vint tout-à-coup détruire son bonheur domestique et ouvrir la porte de sa maison aux plus grands malheurs; bientôt, par suite de ses spéculations métallurgiques, il fut soupçonné de fabriquer de la fausse monnaie. Ce soupçon donna lieu à des poursuites; le beau-père du gentilhomme fut même arrêté et conduit prisonnier au Châtelet d'Angoulême.
A la nouvelle de l'emprisonnement de son beau-père, Ligoure, en proie à de vives inquiétudes, ne savait à quelle résolution il devait s'arrêter. Il s'adressa au maréchal de Saint-André, comme faisant partie de sa suite, et lui demanda sa protection. Le maréchal la lui promit, s'il était innocent; mais il ajouta que, s'il était coupable du crime de fausse monnaie qu'on lui imputait, il l'abandonnerait à toute la sévérité des lois; cette promesse n'avait rien de rassurant pour Ligoure; elle ne faisait même qu'aggraver sa position. Torturé par l'inquiétude, il alla trouver un prêtre de sa connaissance, et lui fit part du danger qu'il courait.
Ce prêtre était un homme abominable, tout à fait indigne de son ministère; comme complice de Ligoure pour l'affaire de la fausse monnaie, il était personnellement intéressé à trouver des moyens de soustraire Ligoure aux mains de la justice. On va voir l'infâme projet que conçut son âme horrible. Il conseilla d'abord à Ligoure de passer en pays étranger; mais, pour mettre sa fuite à l'abri de toutes recherches, il fallait, disait ce monstre, que le gentilhomme se débarrassât auparavant de tous ceux de sa famille et de sa maison que les tortures de la question pouvaient forcer de déposer contre lui. «Votre avis me paraît concluant, dit Ligoure; mais, pour le mettre à exécution, il faudrait que je consentisse à massacrer tout ce que j'ai de plus cher au monde.—Et quelle chose y a-t-il sur la terre qui doive nous être plus chère que nous-mêmes? Ne vaut il pas mieux que votre femme et vos enfans meurent innocens, que d'être exposés à causer votre ruine, en vous accusant devant la justice? Vous en ferez ce que bon vous semblera, mais, s'ils demeurent en vie, vous aurez beau quitter la France, vos biens seront confisqués, et vous-même serez livré à la justice en pays étranger, par suite des révélations de votre femme, de vos enfans ou de vos domestiques.»
Ces raisons monstrueuses frappèrent l'esprit de Ligoure, et le prêtre, l'éperonnant par d'autres paroles astucieuses, le décida au forfait horrible qu'il venait de lui conseiller. Le gentilhomme donna les mains à tout ce que cet affreux démon lui inspirait, et celui-ci se chargea de l'exécution du meurtre projeté. En conséquence, il se rendit au château, accompagné d'un individu aussi pervers que lui, et qui était un des domestiques du gentilhomme. Un peu auparavant leur arrivée, les enfans de Ligoure étant occupés à jouer, le plus petit d'entre eux ramassa quelques petites bûchettes, et comme il avait vu que l'on présentait la croix aux mourans, il fit de ses bûchettes autant de croix qu'il y avait de personnes dans la chambre, et les distribua à chacune d'elles; sa mère étonnée de cette idée, lui demanda ce qu'il fallait faire de ces croix. «Gardez-les, dit l'enfant, pour les tenir en main, parce que la mort va bientôt vous assaillir, ainsi que moi et toute la compagnie.»
Cette sorte d'avertissement fit peu d'impression sur la mère; mais elle ne tarda pas à reconnaître tout ce qu'il renfermait de prophétique. Les bourreaux venaient d'entrer dans le château; ils demandent à un petit laquais où se trouve la maîtresse de la maison, lui commandant de se tenir à la porte et de ne laisser entrer personne. Ils montent dans l'appartement, trouvent la mère et les enfans tenant encore à la main les croix de bois, ferment la porte de la chambre, massacrent les enfans en présence de leur mère éplorée: puis le prêtre, s'élançant sur cette malheureuse femme, lui perça le cœur d'un violent coup de dague, et tua aussi une demoiselle qui se trouvait en leur compagnie. Les meurtriers cherchèrent ensuite le petit laquais pour lui faire subir le même sort; mais cet enfant, effrayé des cris qu'il avait entendus, s'était sauvé dans la cave et caché sous un muid. Le ciel semblait le réserver pour servir d'indice d'un si grand forfait et pour dévoiler les circonstances d'un crime aussi épouvantable. Les meurtriers, fâchés que ce petit laquais leur eût échappé, mais certains d'ailleurs qu'il n'était point hors du logis, sortirent, fermèrent la porte et mirent le feu à la maison.
Cependant les paysans du voisinage, apercevant les flammes et la fumée qui sortaient du château de Saint-Jean de Ligoure, accourent de tous côtés. On trouve les portes closes, on heurte, on crie; mais, ne recevant aucune réponse, on enfonce aussitôt les portes. Quel spectacle horrible se présente à tous les regards! Les cadavres des enfans et de leur mère sont là gisans à moitié consumés par les flammes; pour comble d'atrocité, la mère était enceinte, et en découvrant son ventre, on y voit une pauvre créature suffoquée par les flammes. Le petit laquais, entendant le bruit du peuple, et bien sûr du départ des meurtriers, se mit à appeler à son aide; aussitôt la multitude courut à l'endroit d'où partaient ces cris; on rompit la porte de la cave, et l'on mit en liberté ce pauvre enfant plus mort que vif.
Quand il fut un peu revenu de sa terreur, il raconta les principales circonstances de la tragédie qui avait eu lieu dans le château.
On le conduisit ensuite à Limoges, où il fut nourri et entretenu aux frais de la justice, jusqu'à ce que les auteurs d'un tel attentat fussent arrêtés. Le prêtre et son complice n'échappèrent pas long-temps aux recherches de la police; on leur fit leur procès, et ils périrent sur la roue. Quant au gentilhomme, il s'était sauvé à Genève en Suisse, croyant de là braver le glaive de la loi. Mais le roi de France, instruit du crime de Ligoure et du lieu de sa retraite, le réclama au sénat de Berne, qui donna des ordres pour le faire arrêter et chargea de cette commission un sieur la Renoudie, fugitif de France.
La Renoudie fit si grande diligence et procéda si adroitement, qu'il vint arrêter Ligoure à Lausanne, tout en ayant l'air de venir tout simplement lui faire visite. Le criminel fut incontinent conduit à Berne, d'où l'on envoya en Limousin des magistrats pour faire une enquête à son sujet.
Le roi de France fit plusieurs fois demander par son ambassadeur l'extradition de Ligoure; mais ses démarches à ce sujet furent inutiles. Le sénat de Berne ne voulut pas condescendre à cette demande. Il fit lui-même le procès du criminel, et le condamna à avoir la tête tranchée publiquement.
L'arrêt fut exécuté peu de temps après à Berne, et les pièces du procès furent envoyées au roi de France.