Chronique du crime et de l'innocence, tome 1/8: Recueil des événements les plus tragiques;...
LA BELLE ANGEVINE;
HISTOIRE DU JEUNE PRÊTRE
CONDAMNÉ A ÊTRE PENDU, OU A L'ÉPOUSER.
La singularité de cette histoire, les circonstances intéressantes qui s'y rattachent, lui assignent une place dans ce recueil, quoi qu'elle n'offre ni coups de poignard, ni coupe empoisonnée, ni aucun autre des instrumens de l'assassinat. Ici les principaux personnages ne sont pas à l'abri de tout reproche; mais le crime est tout entier du côté de la justice, qui, au seizième siècle, et bien plus tard encore, se montrait si prodigue de bûchers et de potences.
Rénée Corbeau, fille d'un simple bourgeois de la ville d'Angers, était d'une si grande beauté, qu'on l'avait surnommée la belle Angevine; les églises, les promenades publiques où l'on savait qu'elle devait se trouver, attiraient toujours une affluence considérable, curieuse de la voir et de l'admirer. Son esprit, son caractère, le doux son de sa voix, n'étaient pas moins séduisans que son visage et les grâces de sa personne. Son amour-propre était sans doute agréablement flatté de tant d'empressement, mais son cœur restait indifférent au milieu d'une foule d'adorateurs, qui lui offraient en vain leur fortune en sollicitant sa main.
L'université d'Angers était alors très-florissante; un jeune gentilhomme de Séez y arriva en 1594. La présence de cet étudiant produisit sur les dames le même effet que celle de Rénée faisait sur les hommes. Sa beauté devint le sujet de toutes les conversations; tout le monde voulait voir le beau Normand, et pendant quelque temps il partagea avec la belle Angevine l'attention de la ville. Cependant le public, toujours avide de sensations nouvelles, désirait les voir ensemble pour décider lequel des deux emportait le prix de la beauté. Ils ne le désiraient pas moins vivement eux-mêmes, mais cette curiosité devait troubler pour long-temps le repos de leur vie. Dès qu'ils se virent, ils sentirent au même instant, elle qu'il était le plus beau des hommes; lui, qu'elle était la plus accomplie des femmes.
L'amour ne tarda pas à succéder à leur admiration mutuelle. Rénée, sensible pour la première fois, se livra à ce sentiment nouveau avec toute la naïve ardeur d'une jeune fille; elle prenait plaisir à entendre louer celui que tout le monde vantait, et nommait déjà son amant celui que toutes les femmes admiraient d'autant plus qu'il répondait avec froideur aux avances de la coquetterie; enfin tout, jusqu'aux vœux du public qui se prononçait hautement pour l'union d'un si beau couple, tout concourut à séduire Rénée, à l'enivrer d'amour.
Bientôt les deux amans, malgré la surveillance des parens de Rénée, se donnèrent de secrets rendez-vous, où les sermens de fidélité éternelle ne furent pas épargnés. La suite de cette liaison est facile à deviner; le beau Normand, dont le nom ne nous est pas parvenu, fit à la belle Angevine une promesse de mariage, et se mit préalablement en jouissance des droits d'époux.
Cette union clandestine ne put être long-temps un mystère. Les parens de Rénée, instruits de l'état de leur fille chérie, surprirent dans sa chambre le jeune homme, qui s'y rendait secrètement toutes les nuits. Il ne fallut employer ni menaces ni contrainte pour l'obliger à réparer l'honneur de sa maîtresse; il dit qu'il la regardait déjà comme sa femme, et qu'il était prêt à l'épouser. On dressa sur-le-champ le contrat de mariage, qu'il signa avec un vif empressement.
Cette formalité remplie, le jeune homme partit pour son pays, afin de solliciter le consentement de ses parens; mais ils le lui refusèrent. Soit inconstance de sa part, soit déférence pour sa famille, qui regardait ce mariage comme une mésalliance, soit peut-être aussi désespoir, le jeune gentilhomme entra dans l'état ecclésiastique, et reçut bientôt après les ordres sacrés.
Le père de Rénée, informé de cet abandon qu'il considérait comme une perfidie, se pourvut en accusation de rapt devant le lieutenant criminel d'Angers, et fit informer et décréter contre le séducteur de sa fille. Celui-ci en appela au parlement de Paris, qui confirma la procédure criminelle, et rendit un arrêt qui le condamnait à être pendu, si mieux n'aimait épouser la fille.
Cet arrêt était pour le beau Normand le cercle de Popilius: de quelque côté qu'il se tournât, il rencontrait la mort. Le parlement n'ignorait pas qu'un obstacle absolu s'opposait à ce que le condamné pût choisir l'une des deux peines que le jugement lui infligeait; son intention était qu'il mourût en punition de la violation de son contrat de mariage, et surtout pour avoir trahi tout à la fois Dieu et les hommes, en abusant d'un sacrement pour éluder l'autre. Aujourd'hui que la peine de mort, même à l'égard des plus grands criminels, trouve de si nombreux adversaires parmi les publicistes et dans tous les échos de l'opinion publique, l'arrêt du parlement, quelque fondé qu'il soit sur la sainteté de la morale et de la religion, ne nous en paraît pas moins d'une sévérité inique et révoltante. Mais tel était l'esprit du temps.
Le jeune condamné, loin de chercher à pallier sa faute, reconnaît lui-même qu'il mérite la mort, et l'attend avec résignation. On le conduit à la chapelle du Palais-de-Justice, où il trouve un confesseur; l'instrument de son supplice est dressé sur la place publique, et déjà l'infortuné est au pouvoir de l'exécuteur.
A cette nouvelle, la belle Angevine devint pâle comme la mort; l'amour si violent qu'elle avait éprouvé se ranime plus violent encore dans son cœur déchiré. Le désespoir exalte ses forces; son amant, celui qu'elle a si tendrement aimé, va périr du dernier supplice; elle ne balance plus; guidée par son amour, elle se fraye un passage à travers les archers, et hors d'elle-même, éplorée, dans le plus grand désordre, elle pénètre dans la salle où la cour était assemblée, se jette aux pieds des juges, et les conjure dans les termes les plus touchans, d'avoir pitié de deux malheureux.
«Je viens offrir à vos yeux, leur dit-elle, l'amante la plus infortunée qui ait jamais paru à la face de la justice. En condamnant mon amant, vous avez cru que je n'étais pas coupable, ou du moins que mon crime pouvait s'excuser, et cependant vous me faites mourir du même coup qui lui donnera la mort; vous me faites souffrir la plus cruelle de toutes les destinées, puisque l'infamie de la mort de mon amant rejaillira sur moi, et que je mourrai déshonorée aussi bien que lui. Vous avez voulu qu'il réparât l'outrage qu'il a fait à mon honneur; et le remède que vous apportez au mal me rend l'opprobre de tout le monde. Ainsi, malgré l'opinion où vous êtes que je suis plus malheureuse que criminelle, vous me punissez de la plus horrible de toutes les peines. Comment accordez-vous avec votre équité le sort que vous me faites subir? Vous ne pouvez pas ignorer, puisque vous êtes hommes avant d'être juges, et que vous avez éprouvé les lois de l'amour, quels tourmens souffre une personne qui aime bien, lorsqu'elle peut se reprocher d'être la cause de la mort, et d'une mort infâme, de celui qui est l'objet de son amour. Y a-t-il un supplice qui puisse égaler cette idée insupportable? La mort qui la termine n'est-elle pas un présent du ciel?»
Rénée Corbeau cherche ensuite à excuser son amant en rejetant sur elle-même, sur sa propre faiblesse, le crime de séduction. «Si vous voulez punir une faute, à laquelle entraîne un sentiment trop vif, s'écrie-t-elle, mais qui est aussi celle d'un âge où la raison se fait à peine entendre, c'est sur moi que la vengeance des lois doit tomber; si vous ne pardonnez pas à mon amant, que je subisse la même peine, je suis la plus coupable. Mais si vos cœurs peuvent s'ouvrir à la pitié, ils trouveront le moyen de satisfaire à la justice et d'apaiser mes parens offensés. Dieu, dans sa miséricorde, ne semble-t-il pas avoir envoyé exprès le légat pour concilier ce qui paraît si opposé? Il doit arriver dans peu de jours avec tous les pouvoirs de Sa Sainteté, et il pourra, par des dispenses, mettre le malheureux condamné en état d'opter, suivant votre arrêt, et réparer mon honneur. Mais si vous êtes tous inflexibles, ne me refusez pas du moins la grâce de mourir avec mon amant, du même supplice.»
Jusqu'à ce moment, Rénée Corbeau avait paru la plus belle des femmes, mais ses larmes, ses sanglots, son éloquence, ses traits animés de tous les sentimens qu'elle exprimait, semblaient lui communiquer quelque chose de supérieur à la beauté terrestre. Les juges, les assistans, tous sont profondément émus et frappés d'admiration par cette scène aussi attendrissante qu'inattendue. Accoutumés à rester froids et impassibles sur leur tribunal, les magistrats étonnés se regardent les uns les autres; tous cèdent spontanément au sentiment qui les domine, et ils ordonnent aussitôt qu'il sera sursis à l'exécution, afin que le condamné puisse se pourvoir devant l'autorité ecclésiastique.
Le légat, qui depuis fut pape sous le nom de Léon XI, étant arrivé à Paris, prit connaissance de cette affaire, et, après en avoir conféré avec les prélats et docteurs de sa suite, il jugea le condamné indigne d'aucune grâce, et il lui refusa les dispenses nécessaires pour le mariage, quoiqu'il fût sollicité à cet égard par les plus grands seigneurs du royaume.
Il restait encore aux malheureux amans un moyen de salut; c'était de recourir à la clémence royale. Le trône de France était alors occupé par le bon Henri,
Le seul roi dont le peuple ait gardé la mémoire.
Ce prince connaissait par expérience toutes les fautes que peut faire commettre l'amour; et, contre l'ordinaire des autres hommes, surtout de ceux qui peuvent tout impunément, cette connaissance du cœur humain le disposait à l'indulgence. Aussi reçut-il avec une bonté infinie la requête des deux infortunés, et il sollicita lui-même le légat, qui, ne pouvant résister aux vives et pressantes instances du monarque, accorda enfin les dispenses demandées.
Le mariage des amans ne tarda pas à être célébré, et la belle Angevine suivit son mari en Normandie, où ils vécurent dans une union digne de servir de modèle.
De nos jours, la mémoire de la belle Angevine, si célèbre de son temps, est presque entièrement oubliée, même en Anjou; ce n'est que dans la poussière du greffe d'Angers que l'on retrouve des traces de son existence.