Chronique du crime et de l'innocence, tome 1/8: Recueil des événements les plus tragiques;...
D'ARCONVILLE
JUSTIFIÉ DU MEURTRE DE PLUSIEURS PERSONNES.
Dans des cas d'assassinats, des innocens ont été plus d'une fois condamnés, ou menacés de l'être, uniquement parce que, par droit de succession ou de contrat, ils avaient un intérêt sensible à la mort des personnes assassinées. Heureux quand la lumière de la vérité vient frapper les yeux de la justice, et désarmer son bras prêt à sévir.
Charles du Moulin, l'un des oracles du barreau français, n'ayant aucun dessein de se marier, et voulant procurer à son frère, Ferri du Moulin, avocat au parlement comme lui, un établissement avantageux, lui avait donné, lors de son mariage, en 1537, la seigneurie de Mignaud en Beauce. Dans le contrat, on avait stipulé un douaire de deux cents livres de rente, rachetable moyennant trois mille livres, en cas qu'il ne vînt pas d'enfans.
Charles du Moulin s'étant marié lui-même en 1538, avait voulu faire annuler la donation qu'il avait faite au profit de son frère, et pris en conséquence des lettres de rescision. Il avait perdu sa cause aux requêtes du palais; mais sur l'appel en la grand'chambre, il avait été ordonné qu'il rentrerait dans la terre de Mignaud, sans cependant préjudicier au douaire qui était assigné à la belle-sœur sur la seigneurie.
Les deux frères plaidèrent long-temps encore sur l'exécution de cet arrêt; mais enfin ils transigèrent en 1543, et vécurent depuis en parfaite harmonie.
Ferri du Moulin laissa une fille pour unique héritière. La succession n'étant pas, sans doute, très-claire, le tuteur jugea à propos d'attribuer à sa pupille mineure la qualité d'héritière par bénéfice d'inventaire. La fille de Ferri n'était donc, par ce moyen, tenue de payer les dettes de ses père et mère qu'autant que la succession pourrait y suffire, mais elle ne pouvait pas exiger le douaire; et comme la terre de Mignaud n'était chargée des deux cents livres de rente qu'à cause de ce douaire, du moment qu'il n'avait plus lieu, Charles du Moulin ou ses héritiers se trouvaient libérés de cette charge.
Tel était l'état des choses lorsque le sieur d'Arconville, jeune gentilhomme, allié de M. le chancelier de L'Hôpital, épousa l'héritière de Ferri. Il comprit que la qualité d'héritière par bénéfice d'inventaire, attribuée à sa femme, lui était onéreuse. Leurs dettes liquidées, il restait beaucoup moins de bien que les deux cents livres de rente du douaire, qu'elle ne pouvait plus exiger comme héritière. On lui conseilla de profiter de la minorité de sa femme, et de prendre des lettres de rescision contre cette qualité d'héritière. Ces lettres remettaient les choses dans leur premier état.
Sur ces entrefaites Charles du Moulin était mort, laissant une fille unique, mariée à un sieur Bobie, avocat au parlement, et bailli de Coulommiers. Cet homme était d'un caractère singulier, vivant mal avec sa femme, et la maltraitant quelquefois au point de scandaliser le voisinage.
D'Arconville, ayant obtenu ses lettres de rescision, alla voir son beau-frère Bobie, le pria de ne point mal interpréter son procédé, et l'assura qu'au surplus il ne voulait pas plaider, qu'il désirait que l'affaire pût se terminer à l'amiable, moyennant l'arbitrage de quelques personnes notables. Bobie trouva cette proposition très-raisonnable, et y acquiesça.
D'Arconville avait deux terres, celle d'Arconville, située en Beauce, et celle de La Châtre, en Brie. Au mois d'août 1570, il donna la première à ferme, et fixa sa résidence à La Châtre. Au commencement de 1571, il fit plusieurs voyages, tant pour prendre des arrangemens avec son nouveau fermier que pour aller à Vigner, maison de campagne de M. le chancelier de L'Hôpital, et ensuite chez le sieur de Bellesbat, gendre de ce magistrat, qui demeurait dans le même canton.
Dans le même temps, Bobie avait reçu quatre mille huit cents livres pour le remboursement d'une rente appartenant à sa femme. Il laissa cette somme dans sa maison, sans prendre la précaution d'en dérober la connaissance à ses domestiques; négligence bien coupable, qui causa le malheur de toute une famille.
Un samedi du mois de janvier 1571, Bobie parle d'aller à Coulommiers, change trois fois d'avis, et part enfin, laissant dans sa maison sa femme, deux enfans, l'un âgé de huit ans et l'autre de vingt-deux mois, son laquais et une servante.
Le dimanche et le lundi se passent sans que la porte de la maison s'ouvre, sans qu'on y entende le moindre mouvement. L'inquiétude s'empare des voisins; ils avertissent le lieutenant-criminel. Celui-ci envoie sur-le-champ un commissaire, qui, accompagné de plusieurs notables témoins, fait ouvrir la porte en sa présence. Que voit-on en entrant? Un spectacle horrible, épouvantable! quatre cadavres baignés dans leur sang! la mère, les deux enfans, la servante, avaient été égorgés. Le laquais avait disparu. Les buffets avaient été forcés, cependant toute l'argenterie s'y trouva; mais tout l'or et tout l'argent monnayé avaient été enlevés. On trouva au fond des latrines quelques bagues, quelques chandelles, et le manteau du laquais. Le crime avait été commis la nuit même qui avait suivi le départ du maître de la maison.
Un voisin de Bobie déclara qu'il avait entendu quelque bruit; mais qu'ignorant le départ de son voisin, il avait dit de bonne foi à ses gens que c'était sans doute querelle de mari à femme, qui s'apaiserait d'elle-même sans qu'on s'en mêlât.
Cependant Bobie ignorait le malheur qui venait de lui arriver. Il revient le jeudi; la nouvelle qui l'attendait le consterne; il songe à tirer vengeance de ce meurtre; mais par une préoccupation étrange, au lieu de poursuivre son valet qui s'était évadé, il rend plainte contre d'Arconville son beau-frère, comme étant le plus intéressé à la mort de sa belle-sœur et de ses neveux, contre lesquels il se disposait à plaider. Sur cette plainte, le sieur d'Arconville est décrété de prise de corps.
Déjà d'Arconville, mu par un sentiment bien naturel, s'était mis en chemin pour venir à Paris se joindre à Bobie, afin de poursuivre la vengeance du crime; il avait même eu la précaution de se munir de quatre cents livres pour fournir aux frais de la poursuite.
Le lieutenant-criminel de robe-courte, chargé de l'arrêter, le rencontre au village de Laqueue en Brie, le fait saisir, lier et garrotter sur un cheval, et conduire en cet état à Paris. Les archers qui l'accompagnaient disaient sur leur chemin que cet homme était l'assommeur. Le lieutenant-criminel envoya ensuite à La Châtre, où il fit arrêter la dame d'Arconville et tous ses domestiques: ils furent tous amenés à Paris dans des charrettes; et la dame d'Arconville était pareillement désignée aux passans par les archers comme la femme de l'assommeur.
Les prisonniers furent mis dans des cachots différens; les biens meubles et immeubles des deux époux furent saisis. On fit une enquête sur les lieux touchant la vie et la moralité du sieur d'Arconville. Ces recherches n'apprirent rien qui ne fût à l'avantage de l'accusé.
Le mari fut interrogé le lendemain de son emprisonnement. Il se défendit contre l'accusation en justifiant que, lors du crime commis, il était en voyage dans la Beauce. Les réponses de la femme, interrogée de son côté, se trouvèrent parfaitement conformes à celles du mari.
Après six semaines de prison, la femme et ses domestiques furent mis en liberté, mais d'Arconville demeura sous la garde d'un commissaire.
Les deux époux cependant interjetèrent appel au parlement du décret de prise de corps prononcé contre eux, de leur emprisonnement, de la saisie de leurs biens. Ils dénoncèrent cet appel à Bobie, et le sommèrent de soutenir contre eux la validité et la justice des jugemens qu'ils attaquaient.
Mais Bobie refusa de se constituer partie civile, et se contenta du rôle d'accusateur, sans vouloir se charger de la poursuite du procès, qu'il abandonna au procureur-général.
Le célèbre Étienne Pasquier se chargea de la défense de d'Arconville. Il avait vu dans les regards, dans les gestes, dans le maintien de son client, qu'il avait l'assurance d'un homme innocent. Il n'y avait pas de charges testimoniales contre lui; le crime qu'on lui imputait n'était appuyé que par des conjectures. Mais pour faire proclamer l'innocence de d'Arconville, il y avait un grand obstacle à surmonter. Les juges et le public, qui prit beaucoup d'intérêt à cette cause, étaient fortement prévenus contre l'accusé.
Au début de son plaidoyer, Pasquier fut accueilli par des huées universelles. Mais sans se déconcerter, et soutenu par la justice de sa cause, il parla avec tant d'éloquence, déploya avec tant de clarté ses moyens de justification, que les applaudissemens succédèrent aux huées, et que d'Arconville fut déchargé de l'accusation, et Bobie condamné en tous les dépens et à trois mille francs de dommages et intérêts.
Il était bien constant que le valet de Bobie était le meurtrier. Sa disparition subite le prouvait suffisamment. Ce laquais était un Gascon que Bobie avait pris à son service sans le connaître, sans prendre d'informations. Le clerc de Bobie avait appris à son patron que, depuis qu'il avait reçu le remboursement de quatre mille huit cents livres, le Gascon se levait toutes les nuits, rôdait dans la maison, et se remettait dans son lit tout transi de froid; et Bobie, pour son malheur et celui de son beau-frère, n'avait tenu aucun compte de cet avis.
On ignore si cet assassin reçut plus tard la peine due à son forfait.