Chronique du crime et de l'innocence, tome 1/8: Recueil des événements les plus tragiques;...
GABRIELLE DE VERGY,
OU VENGEANCE ATROCE DU CHATELAIN AUBERT
DE FAYEL.
Voici un fait du douzième siècle qui peut soutenir la comparaison avec l'horrible festin d'Atrée. Il appartient peut-être moins aux mœurs de cette époque chevaleresque quoique barbare encore, qu'à une passion qui est capable de tous les excès de violence, la jalousie.
Raoul ou Renaud, châtelain de Coucy, fut épris des charmes de Gabrielle de Vergy, femme du châtelain Aubert de Fayel. Le château de Coucy était voisin de celui de Fayel et situé à peu de distance de la ville de Saint-Quentin. La belle châtelaine ne fut pas insensible à l'amour de Raoul; et leur passion mutuelle donna bientôt lieu à des rendez-vous secrets. On redoutait la jalousie de Fayel; mais ces alarmes semblaient rendre leur flamme encore plus vive; nos deux amans savouraient à longs traits le bonheur d'aimer et d'être aimé, lorsque la croisade vint appeler Raoul en Palestine. Il balança un moment entre l'amour et l'honneur, mais en noble chevalier, il préféra l'honneur pour ne pas se montrer indigne de l'amour; toutefois avant son départ, il composa une chanson qui peignait bien vivement l'état de son cœur. «Amour, amour, dit-il dans un couplet, il n'y a plus à balancer; il faut partir. J'ai tant fait, qu'un plus long délai m'est impossible. Si ce n'était la crainte de m'avilir en restant et de m'attirer un reproche, j'irais demander à ma Dame, la permission de retourner sur mes pas; mais la noblesse des sentimens qu'on prise en elle, s'oppose à une complaisance qui ferait manquer à l'honneur son ami.» Dans un autre couplet, il exprime ainsi ses regrets: «Jamais tourterelle qui perd son tourtereau ne fut plus désolée. On pleure en quittant le pays et les foyers qui nous ont vus naître; on pleure ses amis quand on s'en sépare; mais il n'est point de séparation plus douloureuse que celle de deux vrais amans.»
Raoul part, s'embarque à Marseille avec le roi Richard, arrive en Palestine et trouve la ville d'Acre déjà au pouvoir des Chrétiens. Dans un combat, il est blessé d'une flèche empoisonnée; et malgré les soins du médecin, sa blessure devient incurable. Alors languissant, sans espoir de guérison, il s'embarque pour la France. Quelques jours après, sentant les approches de la mort, il appelle son fidèle écuyer, lui remet une boîte d'argent contenant les présents qu'il avait reçus de sa maîtresse, lui recommande de placer son cœur dans cette même boîte quand il aura rendu le dernier soupir, et de porter le tout à la dame de Fayel. Ce triste présent était accompagné d'une lettre, qu'il eut à peine la force de signer. Il expire.
L'écuyer, fidèle aux dernières volontés de son maître, arrive auprès du château de Fayel: mais le seigneur du lieu le reconnaît, soupçonne qu'il est porteur d'une lettre pour son épouse, l'arrête, le fait dépouiller, et trouve sur lui le dernier don et les dernières expressions de l'amour de Raoul.
Transporté de jalousie et de fureur, il ne se calme que pour méditer une vengeance de tigre. Il ordonne à son cuisinier d'apprêter le cœur de Raoul et de le faire servir à table à la châtelaine.
Gabrielle ne soupçonnant rien, le mange. «Avez-vous trouvé cette viande bonne? lui dit Fayel, avec un sourire satanique.—Je l'ai trouvée excellente, répond l'infortunée.—Je le crois bien, réplique le scélérat; elle doit être délicieuse pour vous, car c'est le cœur du châtelain Coucy.» Il lui jeta en même temps la lettre que Raoul lui avait écrite en mourant, et se plut à repaître ses yeux du spectacle du désespoir de cette femme malheureuse. Après cet horrible repas, Gabrielle n'en voulut plus faire d'autres, et se laissa mourir de faim et de douleur.