L'enfant à la balustrade
VII
Nous arrivions à l'ancienne porte de la ville par une ruelle obscure qui serpente entre de vieilles maisons à colombage, et l'on prenait jour tout à coup en face du pont en dos d'âne qui relie Beaumont au faubourg, au milieu d'un paysage large et charmant.
Ce pont, qui n'a été restauré que d'un côté,—duquel ce n'est pas la peine de parler,—a conservé, de l'autre, son parapet de pierre, muni de bornes, et qui s'en va tout zigzaguant et offrant de commodes refuges triangulaires au-dessus de ses longs brise-glaces pointus. A peine y a-t-on fait quelques pas, que l'on ne peut s'empêcher de s'arrêter pour regarder de loin le spectacle amusant des laveuses qui battent leur linge en bavardant, le long d'une berge savonneuse, de l'abreuvoir jusqu'à l'antique mur de boulevard soutenant le jardin du curé. Cette belle muraille robuste et ventrue a été couronnée sous Louis XIV d'élégants balustres, comme ceux de la maison Colivaut, qui s'ornementent aujourd'hui de vignes vierges et d'églantiers sauvages. Enfin, c'est la rivière, large, noire et profonde, baignant des jardins puis des prairies à perte de vue, et dont, là-bas, un double cordon de peupliers s'empare, comme de rigides soldats, pour l'obliger à faire un détour. Et quel joli coteau! tout feuillu de chênes dont les têtes rondes dessinent puérilement sur le ciel une ligne de demi-lunes qui vont s'apetissant, s'apetissant jusqu'à vouloir entrer, dirait-on, sous le porche d'une église de village située tout exprès au fond du tableau.
A droite du pont, c'est le quai; il mène aux écluses et à la fabrique. Il est bordé par un long mur de soutènement où s'appuie un jardin que cache une allée de tilleuls. Ce sont les tilleuls de chez madame Charmaison.
C'est là, pendant que mon père se sentait si méchamment atteint par le premier engagement de l'affaire Colivaut, que me réapparut, après des années d'absence, celle qui m'avait surpris quand elle était fillette, au cours de mes réflexions devant le cadran solaire. Je ne la reconnus pas tout d'abord.
Derrière une haie vive, soigneusement taillée, on voyait, sous les tilleuls, un corsage bleu, une gerbe de cheveux blonds, un chapeau de paille très vaste, dont les bords ondulaient, au gré des pas, sous une couronne de bleuets.
Je m'arrêtai pour regarder de loin cette jeune fille, et je demandai qui elle était. Petite-maman me dit:
—Mais c'est Marguerite Charmaison!
Nous gravissions lentement l'échine du vieux pont. Il faisait un soleil éclatant. Ces dames s'abritaient sous leurs ombrelles; on clignait des yeux. Sur le quai, contre le long mur du jardin Charmaison, une bonne femme pliée en deux, un grand mouchoir à carreaux bleus sur son bonnet, poussait une petite voiture à bras.
Il y a des moments où les choses les plus ordinaires nous frappent, on ne sait pourquoi, et semblent nous dire: «N'oubliez plus nos formes, ni nos couleurs, ni l'assemblage que par hasard nous faisons.» Je ne crois pas avoir jamais ouvert les yeux sur un paysage qui m'ait plus séduit que ne le fit la vue de ce long mur ensoleillé, de cette charrette à bras, de l'ombre des tilleuls et de Marguerite Charmaison vêtue de bleu, qui marchait doucement, tenant un livre à la main.
Petite-maman ajouta:
—Oh! vous ne pourrez plus jouer avec elle: elle est bien trop grande et trop sérieuse… Pendant que j'y pense, qu'on ne lui parle plus de Mounet-Sully, ni de réciter des vers, cela la met dans tous ses états.
Cette parole me causa du chagrin, parce qu'il y a toujours un sentiment de tristesse à apprendre que quelqu'un a changé d'idées.
Au bout du pont s'étalait le faubourg qu'il fallait traverser pour arriver chez les Plancoulaine par le parc. Les familiers coupaient au plus court, par une ferme donnant accès sur la cour des communs. Il y avait à se faufiler dans un corridor sombre, sentant le grain, où l'on dérangeait des poussins qui se sauvaient en pépiant; et, au débouché, une mère poule pattue, entourée du fort de la couvée, grommelait dans ses bajoues. C'est par là que nous entrâmes, selon notre habitude. Mon père dissimulait mal son émotion. De ce qui allait se passer, avant une heure, dépendait sa fortune.