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L'enfant à la balustrade

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VI

A ranimer seulement ce souvenir, l'odeur de nos rues de petite ville, le dimanche, me revient en bouffées que l'éloignement seul rend agréables. Ces rues étaient bondées de paysans exhalant l'ail et le vin, piétinant le crottin, imprégnés de l'atmosphère de l'étable à bœufs. Ils se tenaient au carrefour, en une masse immobile et impénétrable qui envahissait aussi toute la place de la Mairie, dominée par la statue hautaine d'Alfred de Vigny, dont le noble et pur profil de bronze n'évoquait absolument rien, à personne.

On attaquait cette foule par les bords, en longeant les maisons afin d'y prendre un point d'appui; encore butait-on dans les colliers de cuir de l'étalage du bourrelier, dans les seaux de fer-blanc ou les sacs de graines, gras, bondés, boursouflés, fermés étroitement par une cravate de chanvre qui gaufre la toile en nombril d'andouillette. Je voyais les enfants de mon âge se faufiler dans cette forêt humaine en s'agrippant aux pantalons des paysans et s'orientant avec un instinct de sylvains entre les troncs cagneux de velours côtelé. Mais ma grand'mère disait invariablement, avant de pénétrer dans le fort de l'assemblée: «Gare les puces!» et j'évitais avec soin les contacts rustiques.

On ne retrouvait ses aises que lorsqu'on avait atteint le magasin élégant de madame Virevolière, où ces dames se fournissaient de tout ce qu'elles ne faisaient point venir de Paris; et l'on arrivait sans trop de difficulté jusqu'à l'église, après avoir respiré les émanations de la charcuterie à droite, de la pharmacie à gauche, et le parfum du bois de noyer chez le marchand de sabots. Après cela venaient des maisons bourgeoises: celle de la vieille madame de Grébauval, que l'on saluait à sa fenêtre, du colonel Flamel, de maître Courtois, le confrère de mon père, que l'on évitait de regarder s'il se trouvait par hasard dans sa cour.

Nous ne fréquentions point M. Courtois, bien entendu, les deux notaires vivant à couteaux tirés; et il était une des rares personnes que l'on ne rencontrât chez les Plancoulaine qu'au 1er janvier. C'est qu'ayant été autrefois leur notaire, il avait été supplanté par mon père dans cette qualité avantageuse. A l'écart des Plancoulaine, M. Courtois ne pouvait voir beaucoup de monde à Beaumont. Sa clientèle était rurale; il possédait des propriétés et jouait au gentilhomme campagnard.

M. Courtois avait deux enfants jumeaux, de mon âge. Quand nous nous croisions dans la ville, les jumeaux et moi, nous ne manquions pas de nous toiser, du chapeau à la chaussure, comme des femmes. Huit fois sur dix, à la suite de cet examen, les jumeaux échangeaient une réflexion qui les faisait rire, et je rougissais. J'eusse été fier vis-à-vis d'eux, cependant, à cause de l'étude de mon père, qui passait pour supérieure à l'étude Courtois; mais j'étais seul: ils étaient deux; de plus, ils montaient à cheval.

Il paraît que M. Courtois était précisément dans sa cour au moment où nous passâmes, ce jour-là. Mon père le dit à sa femme, avec mystère, quatre pas plus loin. Il n'avait pourtant pas tourné la tête, mais il avait vu son ennemi. Je surpris ses paroles, et d'un mouvement involontaire, je me jetai en arrière pour voir la porte par où mon père avait vu M. Courtois sans remuer la tête. J'aperçus alors mon grand-père et ma grand'mère, demeurés derrière nous. Grand'mère se composait, elle aussi, une figure, par solidarité de famille, en passant devant la maison Courtois: elle abaissait les coins de la bouche et, raidissant la taille, portait l'œil à quinze pas. Mais mon grand-père était bien avec tout le monde; il ne se gêna point pour regarder dans la cour, et il allongea un grand coup de chapeau à M. Courtois. Mon père disait en ce moment à sa femme:

—Je l'ai vu, comme je te vois, dans sa cour: il mettait ses gants.

—Non?…

—Il mettait ses gants!… J'ai été prévenu par lettre anonyme: nous allons nous rencontrer là-bas nez à nez.

—Ah! c'est donc cela!… Tu ne pouvais pas parler plus tôt?…

—Je ne croyais pas; j'attendais des preuves… Il met ses gants, je l'ai vu; nous l'avons sur les talons. S'il va chez les Plancoulaine aujourd'hui, c'est qu'il y est convoqué; s'il y est convoqué, c'est qu'on me nargue. Ma petite, il n'y a pas à se le dissimuler, nous faisons aujourd'hui notre dernière visite aux Plancoulaine.

—Oh! tu te laisses monter la tête: tu crois ce que t'a dit ta belle-mère!…

—Toute la ville le sait déjà!… Tu ne lis donc pas sur les figures?

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