L'enfant à la balustrade
DEUXIÈME PARTIE
I
A la campagne, l'écho de la rupture avec les Plancoulaine nous fut apporté par les fermiers, par le boucher, par le facteur. De leurs propos amphigouriques on pouvait retenir que le pays faisait grand bruit de cette affaire et que, dans la première semaine du moins, beaucoup de personnes nous étaient favorables. «Voyons! N'a-t-on pas le droit de se loger où l'on veut?… Ah bien! s'il fallait écouter les rodomontades d'un vieux grognon!… Maître Nadaud avait joliment bien fait de ne pas se laisser intimider par les Plancoulaine!… On dira qu'un homme qui veut une maison à son goût a toujours la ressource de construire; mais un notaire ne peut habiter loin du centre de la ville; or, au cœur de Beaumont, pas un mètre carré n'était vacant, hormis la maison Colivaut.»
Les Plancoulaine et leur clientèle n'avaient pas eu le temps de parler. Lorsqu'ils parlèrent, l'opinion vira. Alors les fermiers, le boucher, le facteur n'osèrent plus rien dire devant nous.
Les choses durent prendre une fort mauvaise tournure, car mon père, lorsqu'il venait à Courance, paraissait accablé; et le dimanche, après la messe de Beaumont, grand'mère, signalant l'attitude des gens à notre égard, disait: «Oh! j'ai déjà vu ces yeux-là quand mon mari faisait de mauvaises affaires!…»
Elle fut sensible à l'infortune de son gendre, quoiqu'elle l'eût prévue et qu'elle ne cessât de faire valoir ses pronostics. Il fallut qu'elle fût par lui bien attendrie, un jour, pour lui dire, d'elle-même, parce qu'il avait témoigné le désir de m'avoir près de lui comme consolation:
—Prenez-le.
Il avait maintenant une pièce où me loger, la meilleure de la maison, le salon:
—Nous n'y recevons plus personne!… avait-il dit.
Il me fit monter dans son cabriolet. Ma grand'mère pleurait. Mon grand-père, toujours plein d'à-propos, déclama:
En arrivant à Beaumont, nous trouvâmes la petite-maman allongée sur le canapé et jouant à lancer sa mule mordorée, du bout du pied, sur une étagère. Elle avait des loisirs démesurés depuis qu'elle n'allait plus chez les Plancoulaine; l'ennui l'alanguissait, et elle s'improvisait des divertissements de fillette. Elle vint à nous en sautant sur son bas à jour. Mon père courut à la mule, sans sourire, et il rechaussa le pied rapidement.
Mon père avait un goût poussé à la manie: c'était celui de l'ordre.
Il racontait qu'au collège l'art de ranger son pupitre lui valait l'admiration de ses voisins de banc et la bienveillance de ses maîtres, quoiqu'il ne fût pas brillant élève. La symétrie selon laquelle ses livres étaient distribués au fond de ce pupitre leur donnait si bonne apparence que le plus pauvre exemplaire classique y prenait la figure d'une édition de bibliophile. Sur le devant, les cahiers à couverture souple ou rigide y avaient l'aspect de ces belles piles si tentantes pour quiconque touche à la plume, que l'on voit dans les papeteries bien tenues. Règles, crayons et fusains étaient rassemblés au râtelier de becs métalliques fichés dans la paroi de bois; une aile de pigeon, disposée de manière ornementale, servait à ramasser les déchets divers que, d'un souffle, l'élève ordonné dispersait sur le voisinage. Quant à la machination, un tome de Boileau déplacé ouvrait l'«office» ou chambre à provisions habilement ménagée derrière les petits volumes in-trente-deux; un seul doigt exercé y atteignait sans tâtonner la tablette de chocolat, le sac de boules de gomme, le pain de réserve ou la pâte de nafé d'Arabie; plus secrète était la cage à mouches; plus profondément enfoui, le plumier découpé à claire-voie contenant le lézard vivant.
Mon père ne concevait pas la vie sans étagères, sans tiroirs, sans plumeaux à épousseter, sans un ordre idéal, présidant à la distribution des sièges d'un salon.
Petite-maman était une femme qui était capable de conserver une tache sur son vêtement, souvenez-vous-en! Ses mules lui battaient le talon et elle les oubliait volontiers sous la table. Elle ne plia de sa vie un journal! Elle laissait étalées sur le tapis vingt partitions pour piano, tirées du casier à musique! Toute pièce où elle avait passé un quart d'heure était tournée au tohu-bohu. Nulle mauvaise volonté chez elle. Elle était née au delà des vastes mers, aux environs de l'endroit où se forment les tempêtes; ses petits doigts répandaient des embryons de cyclones.
Mon père grossissait ces misères. Il s'épuisait à remettre en son lieu chaque objet; il poussait des soupirs en redoutant le prochain orage qui les allait bouleverser de nouveau. Cependant, tel était son désir de voir la fin de l'anarchie, qu'il croyait sa femme lorsqu'elle lui affirmait qu'elle aurait de l'ordre le jour où l'espace ne lui manquerait pas. Et il adoucissait son humeur excitée par la vue du chaos, en rêvant à cet espace.
Lorsque nous pénétrâmes, le soir, dans le salon qui devait être ma chambre, mon père s'écria:
—Comment! on n'a donc rien préparé?
On n'avait rien préparé. On appela la mère Fouillette, la vieille bonne; mon père donna un coup de main, épousseta, rangea les bibelots, disposa les meubles, donna de la façade à toutes choses. Il alluma dix bougies. Avant que le lit fût fait, il voulait s'accorder l'illusion d'une petite fête en mon honneur. Il me prit sur un de ses genoux. Il pria sa femme de s'asseoir au piano. Elle jouait de mémoire avec une facilité et un charme étranges que l'on appréciait beaucoup chez les Plancoulaine. Elle était vêtue d'un peignoir grenat à manches courtes et qu'elle avait retroussées encore pour se donner l'air de travailler à la réfection du salon. Ses cheveux noirs, qu'elle avait peine à contenir, débordaient au-dessus d'une oreille et sur le cou; on voyait trembler ses jolis coudes et ses avant-bras un peu gras. Mon père regardait sa femme; il me regardait; il regardait cette pièce où il avait rétabli la symétrie qui lui tenait tant à cœur; il avait grand besoin d'être heureux.
La mère Fouillette entra sans crier gare; elle apportait le lit pliant. Petite-maman suspendit son jeu; on entendit l'affreux bruit du fer et le grincement des roulettes rouillées qui vous arrachaient les dents. Il fallut déplacer des meubles; alors, ce fut le tonnerre. Enfin, le lit fut mis dans un coin et déplié. On y étala des draps blancs; on introduisit un oreiller dans la taie. On tâta la couverture: on me demanda si j'aurais assez chaud. La mère Fouillette disparut et revint cachant sous son tablier un objet qu'elle glissa sous le lit. Au son de la faïence, chacun sourit, mais mon père jetait un coup d'œil sur son salon démoli par cette installation provisoire, décomposé par l'air d'ambulance de ce lit blanc, de ce vase de nuit. Et le plaisir de m'avoir sous son toit lui fut gâté.