L'enfant à la balustrade
II
Pendant quatre jours, il y eut sous la terrasse de la maison Colivaut trois tapissières énormes qui engouffraient le mobilier de la défunte. Aux heures de loisir, on allait voir s'empiler là dedans les colis. Madame Robert présidait à l'emballage. Elle vint voir mon père et se recommander à lui pour obtenir une place. J'étais là; elle voulut m'embrasser. Je lui dis:
—Sapristi! vous m'avez pourtant bien battu!
—Oh! oh! dit-elle, à propos de la chemise de cette pauvre madame Colivaut!… Voyez-vous, ces enfants, c'est que ça n'oublie point!… Défunt, madame était si regardante pour son linge et pour tout!… Vous ne l'avez donc pas dit à votre papa? Ah bien! vous n'êtes pas rapporteur; voilà une grande qualité!
Elle m'en trouva cent autres. Mon père s'occupa d'elle.
Nous allâmes voir partir les trois grosses voitures. Elles descendirent vers la gare environnées de claquements de fouet et de jurons. Mon père eut la clef de la maison Colivaut, et nous entrâmes.
C'était une des premières journées du printemps, qui, en Touraine, est souvent une belle saison. L'orme et le marronnier avaient reçu une noire couche de coaltar sur leur plaie, et le grand bras mutilé du marronnier se couvrait d'un feuillage tendre. Toute la maison, depuis le déménagement, n'offrait que le spectacle d'un indescriptible salmigondis; mais nous trouvions cela parfait. Nous ouvrions les portes, nous parcourions les pièces, nous aspirions l'odeur des placards, placards à confitures, placards à linge, placards à pharmacie, placards remplis de vieux rouleaux de papiers de tenture. On déroulait ces papiers; on essayait de réassortir en retournant les grandes langues déchirées qui pendaient aux murs. Beaucoup de plafonds étaient craquelés. Dans les chambres longtemps inoccupées, notre présence surprenait et agitait un peuple de souris. Paletot, qui nous accompagnait, dans une agitation fébrile, reniflait tous les coins. Nous montâmes jusqu'aux greniers. Nous mettions la tête à chaque lucarne. De là, la vue était large et belle: on dominait Beaumont; on apercevait la rivière, le pont, et même les toits des Plancoulaine. «Quel air!» disait mon père. Il ôtait son chapeau, se laissait dépeigner par le vent. Le vent défaisait aussi la coiffure de la petite-maman. Ils ouvraient la bouche; ils se faisaient emplir par la brise libre et saine. Puis ce furent des gambades dans les jardins; nous courûmes les uns après les autres, comme trois enfants. Paletot prenait part à nos joies. Je n'avais jamais connu mon père gai; je l'avais vu tant souffrir!
Puis nous recommençâmes à parcourir l'intérieur. Depuis longtemps l'attribution de chaque pièce était déterminée. Alors on imaginait l'endroit restauré et meublé.
—Je suis là, dans mon cabinet, vois-tu bien? tu peux communiquer avec moi sans passer par l'étude des clercs…
—Moi, ce qui me plaît, c'est l'escalier dans la tourelle. C'est un plaisir de monter par là!
—Madame dans sa tour monte…
Elle reprenait en riant et chantant:
—Si haut qu'elle peut monter!
—C'est égal, dit mon père, il y a pour six mois de réparations.
Qu'importe? nous étions chez nous! Nous allâmes sur la terrasse; il n'y avait plus aucun siège; nous nous accoudâmes à la balustrade, et là nous regardâmes longtemps la ville. De la ville aussi, l'on nous regardait. Nous étions là chez nous. Nous y passâmes l'après-midi entier, à ne rien faire, à nous sentir chez nous.