L'enfant à la balustrade
IV
Je retournai, d'autres après-midi, prendre, sérieusement, ma leçon de latin. Parfois M. le curé me la donnait sous la tonnelle. Petite-maman venait me chercher. Elle marchait avec précaution, se faufilant à travers les fins panaches des asperges, et elle se garantissait du soleil avec une ombrelle écarlate, car elle avait rapporté de son pays d'origine le goût des choses éclatantes, ce qui n'était pas bien vu.
M. le curé se précipitait à sa rencontre, la tête nue. Comme elle avait beaucoup de franchise et d'élan dans les manières, elle abritait le vieux prêtre sous son ombrelle. Le teint de M. le curé flambait, sans que l'on sût si c'était par l'effet de la soie transpercée de lumière ou par celui de la confusion. Ces mouvements prompts et naturels nuisaient beaucoup à la jeune femme dans la ville.
Et nous allions ensemble, elle et moi, sonner à la porte des quelques maisons qui ne nous étaient pas encore nettement fermées.
Les relations tombaient vite, à Beaumont, dès qu'on ne les alimentait pas chez les Plancoulaine. A combien de portes nous présentâmes-nous ainsi, attendant cinq minutes avant qu'une bonne vînt, en courant à toutes jambes, nous dire: «Madame est sortie,» ou «Madame est au bout du pont,»—ce qui voulait dire chez les Plancoulaine,—ou mieux encore: «Madame le regrette bien, mais madame n'est pas là pour le moment.» Une fois, chez madame Gantois, la femme du juge de paix, la domestique, par hasard, nous ouvrit aussitôt notre coup de sonnette:
—Madame Gantois est-elle visible?
—Mais oui, madame; si madame veut bien entrer au salon?…
On nous introduit dans un salon obscur, sentant le moisi et la crotte de rat. Peu à peu nous distinguons les sièges et nous nous asseyons. Tout à coup grand branle-bas à l'étage au-dessus de nous; des portes claquent, une voix mal contenue, dans l'escalier: «Cruche! cruche!… que le diable emporte la bête de fille!…» La bonne réapparaît:
—Ah! bien, madame Nadaud, pour sûr que j'aurai fait erreur en disant que madame était là; madame est justement sortie…
—C'est bon, ma fille, allez!
Nous retournons à la maison.
Madame Capdevielle vint nous rendre une de ces visites; mais elle vint seule, ce qui était assez significatif, car elle se séparait rarement de sa gentille marmaille. Elle était ronde en ses façons comme en ses entournures; on la savait une femme fort estimable. Petite-maman ne put contenir tout à fait devant elle l'amertume qu'elle éprouvait de l'abandon de ses anciennes amies. Madame Capdevielle fut compatissante, mais prudente davantage, et se garda bien de répartir les responsabilités; cependant elle risqua, paraît-il, une phrase ambiguë où il y avait à entendre «que l'on a souvent grand tort de s'en prendre de ses malheurs à tel ou tel, alors que la véritable cause est la personne que l'on soupçonne le moins, que dis-je? celle qu'on chérit le plus…»
—Que voulez-vous dire, madame?
—Oh! mais, je ne veux rien dire du tout; je parle de généralités…
—Expliquez-vous, madame, je vous en prie!
Madame Capdevielle se leva:
—Allons, ma mignonne, calmez-vous! Je serais vraiment désolée d'avoir semé en vous un sujet d'inquiétude… Ce serait bien par mégarde, je vous prie de le croire. Calmez-vous. Tout s'arrangera. Adieu, adieu!
Et sur le pas de la porte, elle dit:
—Vous êtes toujours jolie!… trop…
La pauvre jeune femme demeura très tourmentée par les paroles de madame Capdevielle. Elle confia la chose à son mari qui lui dit:
—Il y a du commérage, là-dessous.
On en parla à M. Clérambourg, qui venait chaque soir après le dîner, quoiqu'il fréquentât les Plancoulaine, et au docteur Troufleau, qui nous témoignait plus d'amitié depuis que nous étions isolés. Mais M. Clérambourg ne risquait jamais son opinion, sinon sur les affaires dont il avait couvé toutes les pièces, au moins trois semaines durant, dans son cabinet. Le docteur Troufleau dit que, prenant ses repas entre madame Auxenfants et M. Fesquet, si quelque commérage courait la ville, il en eût été le premier informé.
Je me souvins des paroles de Marguerite Charmaison au curé sur les raisons qu'avait M. Fesquet de faire abattre les arbres de madame Colivaut.
Mais une âme charitable nous fournit la solution de l'énigme posée par madame Capdevielle. Ce fut madame Gantois—«Cruche!… cruche!… Que le diable emporte la bête de fille!»—qui se décida, au bout d'une quinzaine, à nous rendre notre politesse.
—Ma petite, dit madame Gantois, d'un ton protecteur, je vais vous rendre un service.
—Mais!…
—C'est entendu… Vous ne me le demandez pas! Oh! oh! je ne m'arrête pas pour si peu: je vous le rendrai tout de même… Et pour commencer, ma belle enfant, entre nous soit dit, ayons plus de modestie, moins de susceptibilité au moindre mot que l'on vous adresse: la fierté convient certes, mais à de certaines situations…
—Mais ma situation, madame!…
—Ah! ne vous fâchez pas! Je vous répète que je suis venue en amie. Votre situation, ma chère petite, n'est pas bonne… Ah dame! que voulez-vous! On n'a pas votre âge, joint à la figure dont la Providence vous a ornée, ma belle, sans être tenue de ménager l'opinion…
—L'opinion? Ce sont les gens puissants qui se chargent de la faire!…
—Alors, ménageons-les!… L'opinion voyez-vous, c'est un fusil chargé! Une imprudence, une maladresse, le coup part.
—J'ai tout lieu de croire qu'il est parti.
—Ce n'est pas moi qui vous le fais dire: en effet, il est parti. Ma chère enfant, vous vous compromettez.
—Je me compromets!… moi!…
—Il suffit!—dit madame Gantois, qui dut être effrayée du ton de sincérité de la malheureuse femme.—J'en ai assez dit pour que vous soyez plus prudente à l'avenir. Plus tard vous me remercierez…
—Écoutez, dit petite-maman haletante. Je suis depuis trois semaines à la torture à cause de circonlocutions, d'allusions, de sous-entendus plus douloureux qu'un bon coup bien frappé. Puisque vous ne craignez pas de me faire mal, vous, madame, je vous en conjure, frappez, mais droit. Dites-moi ce qu'il y a: je vous jure que je ne comprends pas.
—Allez jouer, petit, dirent les deux femmes à la fois.
Je n'étais pas fâché d'aller jouer. De tous mes souvenirs d'enfance, les plus pénibles et les plus odieux sont ces confidences à mots couverts, de femmes qui crèvent d'envie de répandre la calomnie, et qui, pour faire durer le plaisir, parlent une demi-heure auparavant par paraboles.
M. le curé de Beaumont disait:
«Il ne faut point juger notre prochain, mon enfant. Ce jugement, difficile à porter, appartient à Notre-Seigneur. Contentons-nous de plaindre les hommes, dont le mobile des actions nous échappe, mais dont l'esprit, dans bien des cas, est borné.»
Ces paroles étaient inspirées par quelque chose de trop haut, que je ne comprenais pas; elles étaient plus qu'humaines et me paraissaient étrangères. A mon sens d'enfant, la gent Gantois, par exemple, était parfaitement abominable, et j'eusse trouvé fort juste qu'on la liât par les pieds et par les mains et lui enfonçât dans la peau un millier ou deux d'épingles. Tel était le genre de supplice que je rêvais. Après quoi il me semblait que, débarrassé de cette engeance, on eût pu s'occuper des «grandes choses». De quelles grandes choses?
Ah! je ne savais pas.
Je n'ai jamais su qui avait déposé en moi cette idée ni seulement ce terme. Les grandes choses, était-ce de réciter des vers de M. de Bornier, ce qui m'avait fait voir autrefois en Marguerite Charmaison une créature séraphique? Était-ce d'aller à Rome s'éprendre d'un lord ou d'un cardinal anglais? Était-ce de sentir le bon Dieu passer dans le vent, à travers le feuillage des pins, comme à Courance? Était-ce d'être un poète de bronze, impassible, sur une place publique? Était-ce de mourir, comme avait fait maman? Ah! qu'était-ce?