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L'enfant à la balustrade

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XVIII

Un de ces jours-là, grand'mère nous arriva de Courance inopinément. Elle n'était pas assise qu'elle nous annonça:

—J'ai quelque chose à vous dire.

—Ah?

—Ah?

—Voilà, dit-elle, j'ai reçu hier la visite des Plancoulaine.

Mon père et sa femme eurent une secousse des paupières, comme si un charretier eût fait claquer son fouet à quatre pas de nous.

—C'est la première fois que je vois les Plancoulaine depuis la rupture. Ai-je besoin de vous dire que cette visite n'a nullement été provoquée de ma part?

—Passons au fait, dit mon père, qui se rappelait les dispositions conciliantes de sa belle-mère à l'égard des Plancoulaine. Vous avez reçu une visite: en quoi cela nous concerne-t-il?

—Laissez-moi parler!… Les Plancoulaine sont venus jusqu'à Courance pour nous inviter, mon mari et moi, à leur soirée.

Elle se taisait. Son gendre lui dit d'une voix saccadée qu'il dirigeait avec peine:

—Eh bien, c'est parfait! Je vois assez bien d'ici mon beau-père en toréador!…

—Oh! si vous employez tout de suite le sarcasme, autant parler de la pluie et du beau temps… Je tiens cependant à ce que vous sachiez que si quelqu'un a manqué de tact, ce n'est pas moi, et que j'ai répondu à madame Plancoulaine, qui a été pendant quarante-trois ans une amie pour moi,—notez bien ce détail,—j'ai répondu à madame Plancoulaine que mon sort était lié au vôtre et que là où vous n'alliez pas, mon mari ni moi ne saurions aller.

Mon père acquiesça de la tête et fit signe qu'il la remerciait.

Elle s'arrêta encore. Mon père dit:

—L'incident est clos.

—Il ne l'est pas. Et voilà précisément la raison de la mission que je viens accomplir ici…

—La mission!…

—Saprelotte! Laissez-moi aller jusqu'au bout! Vos manières caustiques sont impatientantes!… Madame Plancoulaine a tiré de son manchon une enveloppe et m'a dit: «Nous n'attendions pas d'autre réponse de vous, madame, et si nous étions certains que l'invitation que voici ne serait pas refusée, nous nous ferions, monsieur Plancoulaine et moi, un plaisir de la déposer à la poste en rentrant.» L'enveloppe portait votre nom.

Mon père se leva et marcha. Il étouffait. Il ne pouvait pas parler. Grand'mère s'était tue. Il y eut un silence.

Le pas de mon père faisait osciller des carafons sur le buffet; les carafons se joignaient et tintaient; il s'approcha du buffet pour les séparer. Puis il alla au feu, qu'il remua avec les pincettes. Il regarda plusieurs fois sa femme; elle baissait les yeux sur ses ongles, qu'elle polissait de la paume de la main. Il se calmait peu à peu. La nouvelle avait été vraiment un peu forte. Lui qui s'attendait toujours à tout, n'avait pas certainement prévu cela.

Si cette nouvelle n'eût excité en lui que l'indignation, il n'eût pas été si malaisé de la recevoir! Il n'y avait qu'à s'emporter et à flétrir de quelque apostrophe cinglante l'audace des Plancoulaine. On pouvait encore se taire et résumer par un mince pli de la lèvre, plus jovial que dramatique, l'étendue du dédain qu'une telle démarche inspire. Lorsque, peu de temps auparavant, sa belle-mère avait osé lui faire entendre que cette brouille ne saurait durer, il l'avait quasiment mise à la porte.

Mais, aujourd'hui, la proposition de paix, émanée du camp ennemi tout-puissant, soulevait une autre tempête dans l'esprit des assiégés affamés, réduits, et qu'une guerre civile honteuse allait dévorer. Quelques mois en deçà, mon père méprisait la paix, parce qu'il avait encore son foyer. Sa femme lui était alors un soutien; elle souffrait de la même blessure d'amour-propre que lui-même; elle s'alimentait de la même douleur quotidienne. Avec elle il pouvait prendre patience, espérer encore, caresser le rêve de la maison Colivaut à lui, de son crédit se relevant dans la ville par la seule possession de cette maison, qui aux yeux de tous serait la victoire. Or, il était sur le point de perdre cette femme; il la sentait anémiée par la solitude, aveulie par le désœuvrement, sans énergie désormais pour résister à la tentation la plus élémentaire. Le salut? mais c'étaient les relations! Une visite par jour, quelques applaudissements au piano, et Troufleau reprendrait à ses yeux tout juste l'importance qu'il méritait, celle d'un bon garçon complaisant et doux, engoncé dans une redingote ridicule, et, qui plus est, réellement épris d'une autre femme. Que l'on temporisât, au contraire, trois semaines encore, huit jours, trois jours peut-être, et le dépit pour la jeune femme de ne point assister à la soirée s'en mêlant, tout était pour lui perdu irrémédiablement.

On venait lui offrir la paix!

Tous ses instincts, tout son sang, tout ce qui en nous est de l'homme, repoussait cette paix avec le plus absolu dégoût. Il ne comptait pas de Jean-Bart parmi ses ancêtres; mais il comprenait en ce moment-là le plaisir frénétique qu'il y a à faire sauter son vaisseau. Son caractère était grandi par le malheur; la persécution le tirait du commun; son isolement prolongé commençait de lui faire entrevoir les choses d'un point de vue plus élevé que l'utilitarisme vulgaire.

Il leva les yeux, un court instant, sur sa belle-mère, qui venait lui proposer cette indigne paix. C'était la plus honnête femme du monde; et du fond du cœur elle désirait cette paix. Était-ce vertu chrétienne? pardon des injures? conseil du prêtre? Peut-être. Était-ce élan naturel chez cette vieille femme qui ne pouvait se résoudre à mourir ennemie de son amie?—Et il pensait à son attachement personnel pour Clérambourg.—Était-ce vertu bourgeoise, diplomatie de ces femmes qui ont beaucoup vécu et se rendent compte de certaines nécessités de la vie sociale? Sa belle-mère n'était pas une femme supérieure, mais elle avait très vif le sens des réalités, de ce qui arrive malgré tout, de ce qu'il vaut mieux accomplir aujourd'hui, parce que la force des choses vous contraindra à l'exécuter demain dans des conditions plus fâcheuses. Jusqu'où allait la pensée de grand'mère? Elle avait déjà à peu près tout prévu.

Mon père parut se réveiller:

—Qu'est-ce que tout cela signifie?… Que veut dire ce raccommodement?…

—Laissons de côté les sentiments, dit grand'mère, puisque vous m'avez chassée à coups de balai lorsque j'ai pris la peine de vous avertir que ces gens-là ne voulaient point votre mort. Tout le mal a été fait, croyez-moi, non par les Plancoulaine, mais par d'autres, par une foule d'individus plus royalistes que le roi, qui ont tenu à montrer du zèle… Mais laissons de côté les sentiments. Entre nous soit dit: le talent de votre femme n'a pas été remplacé là-bas… Autre chose: On n'a pas lieu d'être satisfait de votre collègue Courtois.

Mon père dressa l'oreille et fit:

—Ah!

Grand'mère se tut pour prolonger cette impression.

La petite-maman avait pris Paletot sous la table; elle le tenait sur ses genoux et le caressait. Comme personne ne parlait, elle dit, d'un ton d'enfant:

—Figurez-vous que sa sœur va être costumée en cantinière! Elle portera un petit baril fait d'un étui à chapelet; ce sont les jeunes filles de l'école…

Grand'mère faisait: «oui, oui,» de la tête, sans écouter ces vaines paroles; elle en attendait d'autre sorte.

Mon père, qui était courbé sur le foyer de la cheminée, se retourna tout à coup et dit à sa belle-mère:

—Ma femme décidera!

Puis il dit à sa femme:

—Parle.

—Moi?… Que faut-il que je dise?

—Devons-nous, oui ou non, accepter?

—Non! voyons, ce n'est pas possible!

—Je ne le lui fais pas dire! s'écria mon père. Vous voyez bien que nous ne pouvons pas. Nous ne pouvons pas; c'est trop évident. Ce dont je m'étonne, c'est que vous n'ayez pas répondu pour nous immédiatement: «Non! non! et non! Jamais! jamais…»

—Plutôt mourir! fit grand'mère avec ironie.

—Vous ne croyez peut-être pas si bien dire.

—Soit, je rapporterai votre réponse. Cependant, en acceptant, vous étiez approuvé par tout le monde.

—«Tout le monde» est composé d'un ramassis de pieds-plats qui applaudit à toutes les bassesses!

—Allons, allons!… Laissons donc là les grands mots! Vous connaissez mal les hommes, je vous l'ai dit déjà: vous êtes seul contre tous; c'est vous qui avez tort.

—Et j'en suis fier!

—La colère vous soutient; l'injustice vous donne des forces; mais vous n'êtes pas taillé en héros, croyez moi… Vous faites le bel intraitable aujourd'hui; mais que faudra-t-il pour que vous mettiez les pouces? Un peu de temps qui émoussera votre amour-propre, ou un rayon de soleil chez vous qui vous fera voir toutes choses moins en noir… Des héros, j'en ai rencontré un ou deux dans ma vie: non, non, vous n'êtes pas taillé sur le même patron.

On se sépara sur ces aigres paroles. Petite-maman et moi allâmes seuls reconduire grand'mère à sa voiture. Quand nous revînmes, mon père avait les coudes sur la table, les mains dans les cheveux, les yeux hagards. Il dit à sa femme:

—Ma pauvre amie! ma pauvre amie!

—Eh bien! quoi?

—Je n'aurais dû penser qu'à toi.

—Qu'à moi?

—Oui, qu'à toi, et planter là l'amour-propre. Tu avais tant envie de mettre ta robe Empire!

—Quelle plaisanterie!

—On dit cela… Ah! maudite soirée; maudite soirée!

—Je n'y pense déjà plus.

Elle n'y pensait plus, disait-elle, mais elle eut avant la nuit une crise de nerfs. Et l'honnête Troufleau confiait à mon père:

—Sitôt que le beau temps va être revenu, vous devriez faire faire à madame Nadaud un petit voyage…

—Il n'y aurait qu'à passer l'eau.

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