L'enfant à la balustrade
III
Je voulus m'en aller, un soir, en même temps que mon père. Petite-maman me dit:
—Oh! le paresseux! Mais il faut vous apprendre à veiller un peu.
Je restai avec eux. Le docteur, aussitôt mon père disparu, avait repris son chapeau à la main; et il le garda même lorsqu'il fut assis de nouveau. Il parla des soins qui seraient nécessaires encore, des préoccupations morales à éviter surtout. Il dit qu'en ville le retrait du nom de M. Nadaud de la liste municipale avait fait bon effet «au point de vue des conservateurs». Il usait fréquemment de cette expression, car il penchait, lui, sensiblement, vers le parti démocratique. Il disait volontiers:
—Monsieur Charmaison, lundi dernier, à la tribune…
Était-ce par communion d'idées qu'il lisait les discours de M. Charmaison à la Chambre? Ou le souvenir de Marguerite influençait-il ses opinions?
Petite-maman le taquinait là-dessus. Une particularité assez remarquable était qu'elle ne lui parlait plus de Marguerite que sur un ton de badinage, tandis qu'auparavant elle s'associait à la douleur du jeune homme.
L'approche des élections municipales ramenait l'entretien sur la politique presque chaque jour, plutôt quand mon père n'était pas là,—peut-être Troufleau craignait-il de le contredire?—et la politique nous valait invariablement quelque citation de M. Charmaison. Troufleau connaissait par cœur la moindre de ses répliques au Palais-Bourbon.
—Mais, docteur, vous êtes donc abonné à l'Officiel?
Il confessa:
—Oui…
Mon père conserva l'habitude d'aller se coucher de bonne heure. L'absence de Clérambourg, c'était trop évident, continuait à lui être intolérable. Il n'avait point de goût à causer avec le docteur.
Petite-maman, qui recevait chaque jour les opinions du docteur, s'en imprégnait. Elle continuait à pousser son mari du côté des Cincinnatus et des Phébus; elle lui disait:
—Quel dommage que tu n'aies pas laissé tout bonnement ton nom sur leur liste! Tu aurais été élu haut la main—les conservateurs ne votent pas!—et on t'aurait nommé maire…
Mon père haussait les épaules:
—Le bel honneur!
—Est-ce que Plancoulaine ne se flatte pas encore aujourd'hui de l'avoir été?
—Oh! du temps que Plancoulaine était maire…
—Eh bien! quoi! «Du temps que Plancoulaine était maire!» Qu'est-ce qui se passait donc, mon Dieu! «du temps que Plancoulaine était maire?»
—D'abord il était entouré de tous les hommes de valeur…
—Tu en attirerais autour de toi.
—Mais qui donc? Mais qui donc? grand Dieu!… Le perruquier? le facteur?
—Je connais quelqu'un qui t'aurait suivi.
—Ah! j'y suis: Coqueugniot!
—Pas du tout: le docteur Troufleau.
—Ah!
Il réfléchit un instant, puis il dit:
—Troufleau est un naïf! Il s'imagine, en faisant du zèle, flatter le député radical Charmaison: il est dans l'erreur. Charmaison vit, à Paris, dans un milieu d'artistes, d'hommes de lettres, des gens charmants, aux idées paradoxales. Le peuple, dont il parle sans cesse, il n'y touche pas, ne se mêle pas à lui: à peine une fois tous les quatre ans, dans une réunion électorale, du haut d'une estrade encore! Tu ne le vois pas ici, au café, buvant l'absinthe avec Cincinnatus! Il traitera Troufleau de jobard s'il apprend qu'il trinque avec le prolétaire…
—Et si Troufleau avait une foi politique?
—Troufleau est un garçon gentil qui a sacrifié ses intérêts pour se ranger de notre bord. Il est jeune, il a besoin d'avenir: il cherche maintenant à tirer parti de la triste situation où il s'est mis généreusement. Ce n'est pas moi qui contribuerai à lui donner l'espoir de réussir dans cette voie fausse: il n'y en a pas. Et si, réellement, ses convictions l'inclinent de ce côté-là, tant pis pour lui! Il ne fera rien que s'embourber davantage—du moins comme médecin—à Beaumont. Notre devoir, à nous, est de lui répéter ce que nous lui avons déjà dit: «Le salut est de l'autre côté du pont: le salut est chez les Plancoulaine.»
—Les Plancoulaine! les Plancoulaine! Nous ne nous dépêtrerons donc jamais de ce cauchemar!… Les Plancoulaine! Mais nous sommes donc tous enfoncés dans les Plancoulaine comme dans de la glu!
—C'est la société. Quiconque s'en retire vit à l'état de bête fauve.
—Oh! vous me faites tous enrager. Je suis pourtant sûre qu'il y a quelque chose à faire!
—Il y a à vivre seul; encore faut-il avoir des rentes: en un an mon étude a perdu soixante pour cent de sa valeur…
—Alors? alors?… De ma vie, cependant, je ne remettrai le pied chez les Plancoulaine!
—Ni moi, certes!