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L'enfant à la balustrade

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II

J'appris une belle histoire que Marguerite Charmaison racontait et qui se répétait par la ville.

Lorsque Marguerite avait eu quinze ans, son père l'avait menée à Rome. Rome, et les seuls noms des villes anciennes de l'Italie, le nom de l'Italie même, ont une magie qui transpose d'avance et agrandit, dans l'œil de la jeunesse ardente, toutes les images qu'il y pourra rencontrer. A Rome, Marguerite avait eu pour voisin de table d'hôte un jeune Anglais fort distingué et disciple du célèbre cardinal Newman, qu'il fréquentait. Ce jeune homme, au dire de Marguerite, avait des cheveux d'enfant, des dents de femme et des yeux de la couleur de l'eau qui clapote au fond d'une caverne marine. Il se nommait lord Wolesley. Il racontait à sa jeune voisine la vie de Newman, ancien pasteur anglican, âme angélique, et poète; il lui récitait de ses vers composés à Corfou, à Naples, à Taormine; puis lui disait sa conversion retentissante au catholicisme romain; enfin, son élévation aux plus hautes dignités de l'Église. Marguerite, touchée qu'un si noble et si parfait jeune homme la prît pour confidente de ces choses, l'écoutait avec passion. Elle voyait le grand Newman dans les yeux céruléens de son lord charmant, et déjà s'accoutumait à confondre le jeune homme et le prêtre: tantôt elle tremblait devant lord Wolesley comme vis-à-vis d'un Père de l'Église, tantôt elle rêvait qu'elle était devenue toute petite, si petite qu'il l'emportait dans l'étui à cigares qu'il glissait dans la poche de son smoking, contre son cœur.

Un jour, lord Wolesley lui demanda:

—Mademoiselle, voulez-vous être présentée à Son Éminence?

—Son Éminence?…

Elle oubliait qu'elle ne l'avait point vue encore. Cela ne l'effrayait pas trop de voir Son Éminence. Elle eut plus d'épouvante lorsque lord Wolesley lui dit:

—Si vous le permettez, je viendrai vous prendre… avec monsieur votre père.

Elle mit son trouble sur le compte de son père:

—Y pensez-vous?… papa, député anticlérical?

Le jeune lord sourit, signifiant que cela avait bien peu d'importance. Le député sourit aussi et dit:

—Oh!… si loin du Palais-Bourbon!…

Cependant Marguerite témoigna le désir de voir une première fois Newman de loin.

Un matin, à Saint-Pierre, dans une chapelle, le cardinal Newman disait une messe basse. Lord Wolesley, agenouillé vingt minutes sur la dalle, communia. Marguerite vit l'or d'un vitrail se mêler à l'or des cheveux «d'enfant» de son ami, et la neige de la tête du grand vieillard se confondre avec celle du pain divin: elle s'évanouit. Au milieu d'un peuple prosterné, son père la secouait par le bras en lui disant: «Godiche!… godiche!…»

Elle eut l'honneur d'approcher Newman dans les jardins du Pincio. Il se garda de toute parole mondaine, et comme il avait paru connaître le nom du député de Paris, il lui dit, non sans aménité, mais sans faiblesse, qu'il vénérait, quant à lui, dans les persécuteurs de l'Église les artisans inconscients d'une œuvre sacrée: «Qui sait, dit-il, si Néron, dont l'horrible règne donna tant d'élan à la vertu chrétienne, à l'œil de Dieu ne vaut pas l'apôtre Pierre? Il est nécessaire de contempler une longue suite de siècles pour l'intelligence complète des grandes vérités, etc.» Il avait ajouté, durant cinq minutes au moins, des choses magnifiques. Lord Wolesley se penchait vers Marguerite pour traduire, toutes chaudes encore, les paroles du cardinal, et de sa main, «translucide comme un émail,» il lui indiquait la bouche du saint homme qui élevait savamment l'entretien, et la Ville Éternelle étendue au pied de la colline. «De beaux moments!» disait Marguerite.

Eh bien! ce jeune lord Wolesley était mort.

Marguerite avait eu l'insigne et douloureuse faveur d'apprendre cette catastrophe, de la main même du grand Newman, le cardinal ayant ajouté, en post-scriptum, qu'il écrivait en accomplissement d'un des désirs derniers de son noble ami. «J'ai la lettre…» disait-elle; et elle la montrait, comme autrefois la photographie de Mounet-Sully.

Elle vivait du souvenir de cette quasi-idylle mystique, où la figure de l'amant se confondait avec celle d'un saint, sur les collines romaines ou dans l'atmosphère affolante des chapelles, idylle embellie par la mort, mieux que cela: par une mort incomplète en un sens et qui faisait durer le mystère, puisque Marguerite, qui ne s'avouait pas à elle-même son amour pour le jeune lord, ne séparait pas en son esprit les deux catholiques anglais, dont l'un—celui dont elle pouvait parler sans se compromettre—était vivant et lui écrivait!

Voilà pourquoi elle avait renoncé à réciter des vers de M. de Bornier et à porter l'image sanguinolente d'Œdipe, pourquoi elle nous avait paru si réservée et si grave à la matinée Plancoulaine. Pour le moment, la fille de l'athée, élevée sans principes, ne parlait de rien de moins que de se faire religieuse.

Comme tout me paraissait petit, en comparaison des souvenirs que portait Marguerite! Je me rappelais sa nature inquiète autrefois, son cœur toujours bondissant, sa figure enflammée. A cause de cela, dans les rêves que je faisais sans cesse de quelque chose de plus beau que ce que l'on voit tous les jours, j'associais Marguerite à mes féeries intimes; je l'attendais; je comptais sur elle. Maintenant je savais qu'il lui était arrivé une aventure qui, pour moi, la haussait au-dessus du commun des mortels…

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