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L'enfant à la balustrade

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V

En pleine renaissance de sa maison et de sa fortune, mon père conservait un souci, c'était évident, bien qu'il ne s'en ouvrît à personne.

Sur ces entrefaites, il y eut à Beaumont une affaire d'intérêt local qui ramena la politique sur le tapis; et mon père eut à se prononcer. Il s'agissait du presbytère, qui menaçait ruine et que le conseil de fabrique, sur l'initiative de M. Clérambourg, demandait soit à réédifier, soit à transporter dans une maison habitable. Le conseil municipal était opposé au projet. Cependant, selon la législation en vigueur, on devait admettre au vote les contribuables les «plus imposés». Mon père, propriétaire de la maison Colivaut, se trouva sur la liste des «plus imposés». L'affaire avait beaucoup échauffé les esprits; la ville était divisée. En réalité, personne à Beaumont, pas même nos farouches conseillers, ne tenait absolument à ce que le pauvre curé couchât à la belle étoile. Mais on avait transformé l'affaire en une question de principes, et l'objet même du vote était perdu de vue. Ces messieurs en us vinrent trouver mon père, bien qu'il laissât son fils apprendre le latin chez le prêtre, et sollicitèrent son vote. Le docteur Troufleau, à cette occasion, osa se déclarer; il affirma que «le presbytère actuel durerait bien autant que le vénérable vieillard qui l'occupait, et que, pour l'avenir, il était imprudent d'engager les finances de la ville dans une entreprise qui serait peut-être plus longue à mener à terme que n'aurait désormais de durée la «superstition» elle-même». On n'eût jamais de lui soupçonné tant d'audace! Mon père refusa son vote à Troufleau et à ces messieurs, et il le fit avec assez d'éclat pour que le bruit s'en répandît.

Le soir même, nous revîmes la petite bonne de Clérambourg. Elle apportait une lettre de son maître, conçue en des termes qu'un étranger emploierait pour féliciter quelqu'un qu'il n'aurait jamais vu ni connu. Cependant, en post-scriptum, Clérambourg demandait s'il serait reçu chez M. et madame Nadaud, au cas où il s'y présenterait. La petite bonne attendait la réponse.

Mon père alla trouver sa femme, la lettre à la main. Son sentiment intime se trahissait: il était rouge, ses yeux brillaient; on ne pouvait comparer la joie candide qu'il témoignait qu'à la douleur que je l'avais vu subir, un jour d'hiver, devant les chenets à tête de M. Thiers, chez son ami Clérambourg. Il ne songeait pas à feindre; sa bonne foi rayonnait; il en oubliait la haine que sa femme avait pour l'auteur de la lettre; il dit:

—Lis! lis!… La petite bonne attend la réponse.

Elle devina sans lire.

—J'y comptais! dit-elle. C'est un homme qui ne veut pas avoir tort. Il a rompu avec toi sous le prétexte d'un malentendu politique,—que tu as dissipé depuis longtemps,—mais pas si bruyamment qu'aujourd'hui. Aujourd'hui il ne veut pas être exposé à ce qu'on vienne lui demander: «Mais, enfin, pourquoi êtes-vous brouillé avec Nadaud? Il vote avec vous!» Il veut que l'on sache qu'il t'a félicité de ton vote. Il t'enverra promener demain…

—Tu as lu le post-scriptum? La petite bonne est en bas. Que faut-il lui répondre?… Tu vois qu'il a eu l'attention de mettre chez monsieur et madame Nadaud.

Elle avait parlé jusque-là assez froidement; mais, à la perspective de revoir la figure de Clérambourg, tous ses instincts de femme se soulevèrent. Elle trépigna; des épingles à cheveux tombèrent de sa chevelure; elle voulut les repiquer, défit sa coiffure; elle tenait à la main une masse de cheveux qui formait un gros serpent noir, et elle l'agitait furieusement en disant des choses désordonnées et pénibles. Mon père se promenait de long en large. Son parti était pris déjà, assurément; il savait ce qu'il répondrait à Clérambourg.

Sa femme se campa enfin devant lui:

—Ta belle-mère te l'a dit, et elle a raison: tu n'es pas de l'étoffe des héros. Tu as beau faire le monsieur qui se drape dans sa dignité blessée; tu cèdes, et tu céderas davantage encore!… Tu reçois Clérambourg aujourd'hui. Veux-tu que je te dise ce que tu feras demain? Veux-tu que je te le dise?… le veux-tu?… le veux-tu?…

Il haussait les épaules. Il répéta:

—La petite bonne est là qui attend!…

—Veux-tu que je te le dise?…

Elle ne le lui dit pas.

Il écrivit sa réponse.

La colère s'apaisa. On se fait à toutes les situations. Le soir on était préparé à recevoir Clérambourg; on pensait qu'il se présenterait à la même heure qu'autrefois.

Il ne vint pas; le lendemain non plus. Petite-maman eut beau jeu; elle se moqua de son mari et s'en donna à cœur joie contre Clérambourg. Mon père était vexé que son ancien ami ne montrât pas plus d'empressement; mais il avait confiance: il savait que Clérambourg, ayant demandé à venir et y ayant été autorisé, viendrait.

Trois jours après, nous étions sur la terrasse, comme de coutume, à l'heure de la tombée de la nuit sur la ville. Les conseillers municipaux se trouvaient au complet devant le café. C'était le soir du vote. Grâce aux «plus imposés», le principe de la restauration du presbytère avait été adopté, à une faible majorité. On entendait les éclats de ces messieurs battus. Nous vîmes monter du bas de la rue M. Clérambourg. Il revenait de chez les Plancoulaine; ordinairement il rentrait chez lui par les petites rues. Il passa, haut et magnifique, au travers des vapeurs odorantes de l'absinthe anticléricale, et évita de tourner la tête, ostensiblement. Ces messieurs, qui pareillement l'évitaient, tout à coup, d'un mouvement d'ensemble digne d'un corps de ballet s'attachèrent à ses pas: au lieu de prendre la rue qu'il habitait, M. Clérambourg montait droit chez nous. Il donnait à sa visite un caractère politique.

Entre mon père et lui la conversation fut la même que s'ils ne se fussent point quittés. Peu à peu M. Clérambourg reprit ses visites du soir. Comme les autres, il était un homme d'habitudes, et ces soirées avaient dû beaucoup lui manquer.

Sa présence à la maison donna à notre groupe une sorte de consécration, une légitimité. Ce n'était plus un groupe d'occasion, de complaisance: les éléments qui l'avaient composé tout d'abord, tels que les Bodichon et les Hurtu, s'éloignèrent d'eux-mêmes; ils tombèrent on ne sait pourquoi ni comment: ils furent éliminés. La tentative de l'ancienne marchande de drap et de la femme du greffier pour pénétrer dans la «société» était encore manquée.

De ce phénomène le docteur Troufleau, seul, parut s'apercevoir et s'inquiéter. Mais lui-même espaçait ses visites, et il fut vu, une fois, à l'heure de l'absinthe, assis au café.

Troufleau ne nous dit pas adieu; il ne rompit pas; mais on sentait qu'il était perdu pour nous. C'était le seul qui se fût montré un ami, le seul qui entendît l'amitié dans le sens de dévouement absolu à une personne, et non dans celui d'alliance pour faire figure en commun. Il ne partageait pas les idées de mon père, et il était demeuré attaché à mon père, contre toute la ville, et contre ses propres intérêts: il nous avait été héroïquement fidèle, on peut le dire, car sa fidélité, par un tour perfide du destin, avait failli l'entraîner, envers son ami même, à la plus grande trahison; il s'était vu clairement chaque jour au bord de l'abîme, et ayant le vertige, et ne pouvant pas reculer; et il n'était pas tombé. Eh bien! mon père, qui était lui-même, pour Clérambourg, capable d'une amitié pareille, ne regretta pas le docteur Troufleau. Il ne le regretta pas, parce que la sympathie ne se fonde pas sur la raison: il n'avait jamais eu plaisir à la compagnie de Troufleau. Quant à la petite-maman, absorbée par son nouveau train de maison, elle prit garde à l'absence de son ami, mais sans grand dommage. Il était bien vrai que l'inclination qu'elle avait éprouvée pour lui ne provenait que de la solitude, de l'oisiveté et de l'ennui.

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