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L'enfant à la balustrade

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TROISIÈME PARTIE

I

En sortant de chez Clérambourg, mon père, ayant bu le calice, titubait. Cependant le goût amer à son palais fut si détestable qu'il en reçut une secousse et se redressa: le désir sain de tirer vengeance le sauvait. Courir sus aux politiciens qui lui avaient arraché son dernier ami!

Il s'approcha du bureau de tabac et regarda attentivement à travers les vitres. Il espérait y pourfendre Cincinnatus. Point de Cincinnatus. Il se rejeta sur le café. Un billard, des tables de marbre, des parterres de sciure de bois aux coins brisés par un balai méticuleux, un chien endormi près du poêle, une odeur infecte de tabac et d'alcools: pas seulement le crachat d'un conseiller municipal! Mon père me dit:

—Tu vas rentrer, gamin; je vais plus loin.

Mais il fut arrêté devant la maison par sa femme, qui attendait le résultat de la visite à Clérambourg, et il dut lui parler.

Il n'en voulait pas à Clérambourg, mais uniquement à ceux qui avaient inscrit son nom sur la liste municipale.

—Je vais les attraper par les oreilles… par les oreilles!

Il faisait le geste de les secouer à bout de bras comme un lapin.

—Et je leur flanquerai mon pied quelque part… au café ou en plein carrefour, sur la place publique!… Les bandits!… Prendre mon nom pour le coller sur leur liste, à côté de ceux de trois ivrognes et d'un braconnier!…

Sa femme l'entourait de ses bras, le baisait sur le front, tâchait de le calmer. Elle en revenait toujours à son idée:

—C'est égal!… quand je pense à ce Clérambourg!… Enfin, tu lui as vu le fond du sac!

—Mais non! mais non!… Clérambourg est un homme droit, intransigeant pour la politique comme pour toutes choses. On m'a fourvoyé; on m'a introduit dans un cloaque: il le constate, voilà tout.

—Dis donc qu'il est enchanté de l'occasion, qu'il n'attendait que cela, qu'il cherche depuis longtemps un prétexte à s'éloigner d'ici, parce que les Plancoulaine ne cessent de le malmener à cause de son assiduité chez nous… Mais c'est un homme qui ne veut pas avoir tort, et il n'aura jamais tort. Il est venu ici jusqu'au dernier jour, et tous les jours, comme par le passé. Ah! il a de la chance d'avoir saisi au vol l'affaire politique! Voilà l'occasion d'une belle rupture, en effet! Elle le hausse, elle le grandit: fidèle malgré les calomnies, malgré l'abandon général, mais malgré la «trahison politique», non pas! Tu le vois d'ici, l'incorruptible, le dos tourné à la cheminée du salon Plancoulaine et administrant de mignonnes petites tapes au fond de son pantalon!…

—Laisse-moi. Je veux sortir. Je veux aller trouver toute cette clique et la souffleter. Laisse-moi!

Elle ne voulait pas qu'il sortît dans son état d'exaltation, et elle redoutait les suites désastreuses de la moindre «voie de fait» contre les hommes au pouvoir. Elle le retenait comme elle pouvait, en s'accrochant à lui par des caresses. Tout à coup, une idée lui vint:

—Mais que tu es bête! dit-elle.

Il la regarda. Elle souriait et semblait avoir tout arrangé.

—Mais, mon pauvre ami, quand tu auras giflé tout le conseil municipal, crois-tu que tu vas par là reconquérir la bourgeoisie? Tu l'as perdue ta clientèle bourgeoise, en rompant avec les Plancoulaine. C'est fini les contrats de mariage chic, et les inventaires des châteaux, fini! fini!…

—Eh bien?

—Eh bien! il y a les autres qui te tendent la main.

Mon père ricana:

—Oui!… l'idée de Troufleau!… Des bêtises.

—Ce n'est pas si sot! Crois-tu que les petites gens ne valent pas les plus huppés?… Moi, je t'assure que je ne rougirais pas d'avoir à ma table telle ou telle brave et honnête femme qui ne dépasse pas la porte de l'office chez les Plancoulaine.

—Mais c'est cette «brave et honnête femme» qui se moquerait de toi, ma pauvre enfant, si tu l'invitais à dîner; parce que tu ne lui ôteras pas de l'idée que si tu la vois, elle et son bonnet blanc, c'est parce que tu n'en peux plus voir d'autres; c'est parce que les dames te lâchent, les dames chic, les dames de chez les Plancoulaine! On ne se déclasse pas, c'est impossible… surtout en descendant… Et puis, ce n'est pas tout ça: j'ai été, je suis et je reste opposé à la politique des sectaires, des hâbleurs et des voyous! C'est net?

—Ce qui est net, c'est que ton intérêt est de ne rien brusquer avec des gens qui t'ont fait des avances, qui tiennent les affaires de la ville, qui pourront peut-être t'éviter bien des ennuis…

—Quels ennuis?

—Quels ennuis?… Mais est-ce que je sais? Tiens! quand ce ne serait qu'à propos des arbres de la maison Colivaut…

—… Les arbres de la maison Colivaut?

—Oui, les arbres que monsieur Fesquet a décidé de faire élaguer. Qui est-ce qui contraindra madame Colivaut à les faire élaguer? Ce n'est pas lui, Fesquet; c'est, sur sa plainte, à lui, Fesquet, une ordonnance du maire.

—Comme tu es renseignée!

—Je t'ai entendu dire cela toi-même cinquante fois.

—C'est juste.

Il s'assit et sembla réfléchir. Une heure après, il murmurait:

—Et dire qu'ils m'humilient, m'aplatissent et me ruinent, moi, pour avoir donné la main à de pauvres bougres de républicains, tandis qu'ils sont là, chez les Plancoulaine, à boire les paroles du député Charmaison, dont la majeure partie des électeurs sont des communards!…

Il ne sortit pas. D'ailleurs, il était exténué et dut s'aliter encore. Troufleau le traita énergiquement. Je l'entendis qui disait: «Ce sont des coups à vous jeter un homme à bas!» Il craignit une jaunisse. Il venait deux et trois fois par jour. Le soir, quand il avait vu son malade, il faisait un mouvement pour se retirer, par discrétion. Mais, de son lit, mon père le retenait:

—Restez donc, docteur, si rien ne vous presse.

—Mais oui, faisait petite-maman, pourquoi changer vos habitudes du soir?… Il est vrai qu'ici ce n'est pas gai!…

Ce n'était pas plus gai chez lui, car la compagnie de M. Fesquet et de madame Auxenfants ne le séduisait guère. Il déposait son chapeau haut de forme et s'asseyait. Petite-maman et lui causaient à demi-voix près du feu.

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