L'enfant à la balustrade
VI
Que manquait-il désormais à mon père?
N'avait-il pas atteint le comble de ses vœux?
Il possédait la maison Colivaut. Il avait des relations. Il avait recouvré son ami Clérambourg.
Sa femme lui disait quelquefois:
—Mais qu'as-tu? On dirait que tu attends un paquet par la poste.
Rien n'était plus juste que cette observation. Mon père, comme beaucoup de gens de province, avait le goût de «faire venir de Paris». Sur des catalogues de grands magasins, il commandait tel ou tel objet. Et il avait une certaine nervosité particulière en attendant l'arrivée du colis.
—Mais non! faisait-il. Je ne sais pas ce que tu veux dire.
Elle le taquinait:
—Ah! ah! tu es peut-être bien amoureux?
Et elle lui citait, parmi les dames de Beaumont, celles qui étaient le moins aptes à inspirer une passion; c'était pour le faire rire. Il ne riait pas. Elle réserva pour la fin:
—Madame Plancoulaine!
Alors il rit.
—Pourquoi ris-tu?
—Mais, est-ce que je sais?… Je ris, voilà tout!
—Tu pensais à elle… Avoue-le!
—Moi? Grand Dieu!
—Pourquoi t'en défendre?
Évidemment, ce n'était pas par amour qu'il pensait à madame Plancoulaine; mais, tout de même, peut-être bien pensait-il à elle précisément, ou à son mari, c'est tout comme, ou aux réceptions de l'après-midi, ou à l'habitude qu'il avait autrefois d'aller chez les Plancoulaine, habitude aussi vieille que son amitié pour Clérambourg.
—Eh bien! et toi? disait-il. Pourquoi me montes-tu cette scie? Tu ne penses donc qu'à eux?
—A qui?
—Tu m'entends bien!
Depuis que M. Clérambourg était redevenu des nôtres, chacun évitait, dans nos réunions du soir, de parler des Plancoulaine, car il n'eût point permis, sans doute, que l'on médît d'eux; et le moyen de parler d'eux sans médire?
De sorte que mon père et sa femme, qui, presque à leur insu, devenaient d'une extrême curiosité touchant ce qui se passait chez les Plancoulaine, se trouvaient privés de renseignements. C'est alors qu'entre eux, sous le travestissement du rire, ils s'entretenaient des Plancoulaine. C'est alors que je vis maintes fois la petite-maman questionner la mère Fouillette au sujet de la sœur du chien Paletot. Oui, elle s'abaissait à cela, alors que jadis elle envoyait promener la vieille bonne lorsque celle-ci risquait une allusion à la chienne des Plancoulaine! La mère Fouillette n'était pas avare de détails; sa maîtresse les écoutait et les provoquait; elle les répétait à mon père, qui les écoutait pareillement et qui savait aussi les provoquer lui-même par les manèges les plus dissimulés. Ainsi, ils se repaissaient des Plancoulaine par les cuisines!
Que l'on voyait bien qu'ils étaient redevenus des êtres sociables! Ils en éprouvaient tous les besoins; ils en réadoptaient toutes les mesquineries. Je les aimais mieux du temps que durait leur malheur, alors que l'injustice les rendait fiers.
De leur ancienne fierté, que leur restait-il?
M. Clérambourg eut un soir l'occasion, parmi ses rares paroles, de prononcer le nom des Plancoulaine. Ayant à citer ce nom, M. Clérambourg, avec une intention certainement préméditée, car il ne livrait rien au hasard, s'exprima ainsi:
—… les Plancoulaine, qui, entre parenthèses, Nadaud, ne vous en veulent pas…
De quoi encore les Plancoulaine eussent-ils bien pu nous en vouloir? Il y avait quelque motif de bondir. Ni mon père ni sa femme ne furent offensés. Dans leur esprit, l'un et l'autre s'étaient déjà humiliés trop avant pour qu'ils sentissent ce que la parenthèse de Clérambourg contenait de blessant.
Une lente évolution s'opérait dans leurs cerveaux. Je crois qu'ils en étaient arrivés, secrètement et séparément, à considérer avec indulgence la possibilité d'une réconciliation.
Chacun d'eux rougissait de sa faiblesse et la cachait avec des soins maladroits. Mais pour peu que l'humeur s'échauffât dans le ménage, l'arrière-pensée se trahissait. S'élevait-il entre eux une discussion où la susceptibilité était molestée:
—Ah! parlons-en de ton amour-propre, disait la jeune femme. Ton amour-propre, mais tu te promènes dessus en pantoufles, mon cher ami: je t'en donnerai la preuve quand tu voudras!
—Donne-la, ma chère amie; donne-la!
—Ne me pousse pas à bout!
Elle se gardait bien de se laisser pousser à bout, parce qu'elle craignait qu'une parole imprudente retînt son mari sur la pente où elle désirait qu'il glissât.
Un jour, elle s'oublia.
Il s'agissait de la disposition intérieure de la maison. Mon père ne croyait jamais avoir atteint l'ordre idéal, et il changeait les meubles de place, bouleversait une pièce pour la recomposer sur un plan nouveau. Sa femme lui reprochait de n'avoir aucune stabilité dans les idées. Mon père, sur ce chapitre, était rapidement piqué.
—Je change d'idées! C'est bientôt dit!… Je change d'idées parce que je mets une chaise à la place d'un fauteuil!… Je change d'idées! Mais cite-moi donc un cas où il s'agisse d'idées et où j'en aie changé?
—Les Plancoulaine!
—Les Plancoulaine?…
—Les Plancoulaine, quelle idée te faisais-tu d'eux, s'il te plaît, il y a six mois? Tu ne les portais pas dans ton cœur?…
—Eh bien?
—Eh bien! aujourd'hui, tu te prépares à aller leur faire amende honorable!
Il n'avait pas pris son café. Il jeta sa serviette et se retira dans son cabinet.
Elle-même regretta ce qu'elle avait dit.
Cette dénonciation du complot secret en retarda pour longtemps l'exécution. Mon père, mordu au vif, s'interdit, à part lui, de jamais seulement penser aux Plancoulaine.
Il ne fut plus question des Plancoulaine, pas même à mots couverts. Si quelqu'un les citait par hasard devant nous, les yeux adoptaient aussitôt cette expression qu'on a lorsqu'on parle des morts. Il ne fallait plus que la mère Fouillette se risquât à nous donner des nouvelles de «la sœur à Paletot»!
Durant cette période, mon père et sa femme ragèrent un peu, mais ils n'ourdissaient plus rien d'inavouable; ils avaient la tête plus légère; ils la relevaient.