L'enfant à la balustrade
XII
La mère Fouillette, qui aimait tant autrefois le docteur Troufleau, depuis quelque temps l'avait pris en grippe. Jadis, en annonçant sa visite, elle disait: «C'est le docteur!» et il y avait, dans le ton, de la fierté, de la protection, un grain d'humeur familière. Maintenant, elle disait: «C'est le médecin!» d'un ton sec, grognon, réprobateur; et chez elle, évidemment, le fait de remplacer le terme de «docteur» par celui de «médecin» était riche de sens; cela représentait toute une dégringolade dans son estime de vieille servante attachée à la famille.
Enfin, depuis qu'il venait plusieurs fois par jour, elle poussait la porte devant lui sans même souffler mot. On lui en fit l'observation; elle dit:
—Est-il pas de la maison, à c't'heure?
Cette brave femme employa d'ailleurs tous ses moyens pour remédier au désordre.
Elle avait élevé un chien en cachette, afin d'en faire cadeau à madame, dans l'espoir de lui fournir une compagnie saine. Un matin, on entendit l'animal qui gémissait dans la cour. Petite-maman sonna la mère Fouillette et lui commanda d'aller voir de qui étaient ces cris. La mère Fouillette revint tenant dans ses bras un bout de chien pas joli, mais assez drôle. Il manquait de race; c'était un chien du peuple; il était fait de pièces et de morceaux, avait le poil inclassable, une queue hybride et la tête la plus baroque. On ne pouvait le regarder sans rire. La mère Fouillette dit:
—Quand on pense, madame, que ce qui criait dans la cour, c'était un joli petit chien!… Par où est-ce qu'il aura pu entrer?
—Ah! pour joli, il est joli, en effet, votre chien.
—Il est si intelligent!
—Vous le connaissez donc?
Elle jura, trop fort, qu'elle ne l'avait jamais tant vu. Elle essaya, en barbotant, d'expliquer son entrée dans la maison. Et en même temps elle s'apitoyait sur le sort du pauvre petit.
—Je suis sûre, dit-elle, qu'il est mort de faim.
—Pourvu qu'il ne soit pas enragé! fit petite-maman.
—Enragé, madame! un chien si jeune et si frétillant!
—Frétillant tant que vous voudrez! moi, je ne me soucie pas de me faire mordre par un chien enragé: donnez-lui à boire du lait, on verra bien s'il le prend.
La mère Fouillette eut un souci; elle savait qu'un chien qui ne boit pas est suspect. Or, elle avait gorgé celui-ci de lait toute la matinée. Son écuelle, dans la cour, était restée à demi pleine.
—Vous fiez donc point à ça, madame! Qu'il boive, qu'il ne boive point; et qu'est-ce que ça prouve?
—Si! si! dit petite-maman; je veux voir!
La mère Fouillette se recueillit, comme pour un aveu difficile:
—Allons! madame, puisqu'il faut tout vous dire, allons! Ce petit chien n'est pas plus enragé que vous ni moi: c'est le chien de la chienne à m'ame Gagneux, la marchande de poisson, qui me l'a donné. C'est un petit cadeau que je voulais faire à madame, si madame me permet… Il saute sur ses deux pattes de derrière; il vient au nom de Mac-Mahon; il s'en va quand on dit Bismarck…
—Bismarck!
Le chien sauta du giron de la mère Fouillette et gagna la porte en aboyant à tue-tête, le poil dressé sur son échine.
Petite-maman riait de tout son cœur.
—Mac-Mahon! Mac-Mahon!… Mais c'est qu'il vient!… Oh! la drôle de bête!… On l'appellera Mac-Mahon!
—Il s'appelle Paletot, dit la mère Fouillette.
—Tiens? pourquoi Paletot? en voilà un nom!
—C'est son nom.
En voyant sa femme jouer comme une enfant avec Paletot le regard de mon père s'éclaircit. Toute la journée nous jouâmes, la petite-maman, mon père, Paletot et moi. Mon père s'accroupissait, joignait les mains, et Paletot sautait, debout sur ses deux pattes de derrière. On disait: «Bismarck!» il fuyait en aboyant, avec un vacarme de tous les diables; on disait: «Mac-Mahon!» il accourait et faisait le beau, sa langue molle pendant comme un petit ruban rose; il savait aussi porter armes: on lui présentait un bâton qu'il serrait, d'une patte, contre sa poitrine. A chaque prouesse de Paletot, petite-maman le prenait, l'embrassait, le couvrait de caresses et lui donnait du sucre qu'il cassait entre ses jeunes dents, en fermant les yeux. La mère Fouillette nous regardait et ne se tenait pas de joie. Elle fit signe à Coqueugniot, qui descendit de son étude et vint nous voir par la porte du corridor. Nous ne l'avions pas aperçu; nous entendîmes tout à coup une voix caverneuse, en l'air, qui disait:
—Parfait! Mais cet animal-là va nous faire sa maladie avant peu!
Nous nous arrêtâmes tous à ce mot de mauvais augure. Coqueugniot avait déjà un genou sur le parquet et il ouvrait, en connaisseur, la gueule de notre ami Paletot.
—La maladie? fit la mère Fouillette.
—Sans doute! dit Coqueugniot; c'est un chien qui n'a pas neuf mois!
—Il n'a pas neuf mois?… reprit la mère Fouillette; j'aurais voulu vous voir à son âge; vous deviez être joli! Il n'a pas neuf mois? Eh bien! c'est la vérité, qu'il n'a pas neuf mois! seulement, je vous dis qu'il l'a eue, la maladie!
—Non! affirma Coqueugniot.
—Il l'a eue, monsieur Coqueugniot! Même qu'il l'a eue en même temps que sa sœur.
—Sa sœur!… Il a une sœur! Comment se porte mademoiselle votre sœur, monsieur Paletot?
Mais la mère Fouillette restait grave; elle tenait à élucider la question de la maladie.
—Vous pouvez aller le demander à m'ame Gagneux, s'il n'a pas eu la maladie en même temps que sa sœur. (C'est Mirza qu'elle a nom; oui, monsieur!) Vous pensez bien que m'ame Gagneux n'est pas une femme à aller vendre une chienne vingt francs sans qu'elle ait eu la maladie. Vingt francs, oui, monsieur et madame!… Ah! ça n'est pas à moi qu'elle l'a vendue; moi, elle m'a fait cadeau de Paletot…
—A qui l'a-t-elle vendue vingt francs?
—Ah! j'ai eu la langue trop longue, je m'en aperçois. Je n'aurais point voulu le dire à madame, mais puisque c'est monsieur Coqueugniot qui m'y pousse par son incrédulité, eh bien! c'est à madame Plancoulaine qu'appartient, à l'heure qu'il est, la sœur à Paletot. Na!… Pour ce qui est d'avoir eu la maladie, elle l'a eue, et lui aussi, j'en réponds!
Voilà que Paletot avait une sœur chez les Plancoulaine! Heureusement, il nous avait tous gagnés par sa gentillesse: on ne lui en voulut pas. On présenta Paletot, le soir, au docteur, et on lui dit:
—Il a sa sœur chez les Plancoulaine.
Le docteur Troufleau n'avait pas le sourire facile; il prit cela très au sérieux. Il prenait tout au sérieux.
Petite-maman l'en plaisanta. Il n'en fut pas content.
Mon père eut une lueur d'espoir. Quelques distractions, et sa femme serait sauvée.