L'enfant à la balustrade
L'ENFANT A LA BALUSTRADE
«Il se trouve, dans les trois quarts des hommes, comme un poète qui meurt jeune, tandis que l'homme survit.»
SAINTE-BEUVE.
PREMIÈRE PARTIE
I
Je me souviens qu'un matin d'avril ou de mai mon père me fit monter avec lui dans sa voiture pour aller à la campagne chez ma tante Planté.
La remise et l'écurie donnaient sur une ruelle étroite et assez mal entretenue où l'on se heurtait à des charrettes à bras, à des tonneaux et aux appareils de M. Fesquet qui était bouilleur de cru. Il n'y avait donc rien d'attrayant en cet endroit, sauf peut-être une branche d'acacia fleuri dépassant le mur de madame Auxenfants, et la légèreté du ciel de Touraine. Cependant, au moment où le cabriolet s'ébranla dans cette vilaine ruelle, j'eus une singulière émotion heureuse.
Je croyais être rempli d'une substance diffusible et lumineuse qui tendait à s'évader en me suffoquant. Je sentais frémir des ailes destinées à me soulever dans l'air du printemps, au-dessus des petites villes, des routes et des rivières. Dans ce moment, il me sembla que j'embrassais par avance non seulement la promenade que nous allions faire, mais tout un avenir où de grandes choses retentissaient, où je m'élançais avec bravoure, un peu à l'aveuglette, armé seulement de ma joie intime et d'une tendresse débordante.
Qui n'a connu de ces instants d'ardent désir où le cœur franchit le temps, l'espace et toutes les bornes des lois physiques, pour donner foi à je ne sais quel rêve de beauté? Mais je n'étais qu'un enfant: je faisais bon marché des lois physiques et des humaines!
Au tournant de la ruelle, mon père me dit, en me désignant du doigt une grande porte cochère où des pattes de biche étaient appendues:
—La maison Colivaut va être à vendre.
Que la maison Colivaut fût à vendre ou bien non, cela ne représentait pas grand'chose à mon esprit, parce que je ne concevais pas qu'elle pût être autre que nous ne l'avions toujours vue, avec sa madame Colivaut en bonnet blanc à rubans bleus, sa tourelle à clocheton, sa balustrade, son orme et son marronnier, ses jardins en terrasses et son cadran solaire.
Il en était autrement pour mon père, évidemment, car son œil brilla, sa lèvre se plissa avec malice; puis tout à coup il fronça les sourcils et son regard se fixa entre les oreilles de son cheval.
Mais il s'écoula bien du temps avant que la maison Colivaut fût vendue.
J'allai habiter, les trois années du veuvage de mon père, à Courance, chez ma tante Planté[1]. Mon père se remaria. Ma tante Planté mourut. Madame Colivaut vivait toujours, et rien n'était changé à sa maison.
[1] Cette période a fait l'objet d'un roman précédemment paru: La Becquée.
Nous allions voir madame Colivaut au jour de l'An pour lui faire nos politesses, et une deuxième fois, généralement, au fort de l'été, parce qu'elle était sujette à des étouffements que la grande chaleur «rendait critiques», à ce que prétendait le médecin, et l'on croyait lui adresser des adieux définitifs. Mon père, étant son notaire, la voyait plus souvent. L'hiver ou l'été, c'était un plaisir de présenter ses hommages à cette vieille dame: au jour de l'An, elle distribuait des bonbons qui n'étaient pas du pays; à la belle saison, elle vous permettait de passer le temps de la visite dans les jardins.
On disait «les jardins», quoiqu'il n'y en eût en réalité qu'un seul; mais, sur la pente d'une colline, ce jardin se trouvait distribué en terrasses étagées, au nombre de trois, dont la plus basse, qui portait tous les bâtiments et s'agrémentait en parterre, faisait un retour du côté de la ville par un terre-plein à balustrade dominant la grande rue de Beaumont, dans sa longueur, jusqu'à l'église.
De tout Beaumont on voyait la maison Colivaut, les balustres, la vieille porte cochère à pattes de biche, le clocheton, l'orme et le marronnier.
Pour moi, l'attrait véritable de cette maison, c'était le cadran solaire.
Il était situé dans le second jardin. On y accédait par une douzaine de marches dégradées et branlantes où le passage quotidien avait créé un double sentier parmi la mousse. Lorsqu'on posait le pied sur une certaine marche, on la sentait osciller, et l'on croyait entendre le bruit sourd de l'éclat lointain d'une mine. Un prunier de mirabelles étendait ses fines branches au-dessus de l'escalier, et il y avait toujours quelque fruit qui pourrissait à droite ou à gauche, sur de jolis oreillers moussus. Au dernier degré s'ouvrait une large allée bordée de buis épais taillés à hauteur de la main. Cette allée était coupée à angle droit par une autre semblable, et, au croisement, s'élevait le cadran solaire.
Il est bien vain, sans doute, de rechercher les causes de l'attrait qu'exercèrent sur moi, du premier jour que je les vis, cette pierre ancienne, cette petite table d'ardoise portant gravées les heures du jour, ce triangle de métal et cette pointe d'ombre mobile. Je devais me cramponner à l'aide des mains et du menton pour lire l'heure et, en outre, prendre garde d'endommager mes chaussures contre la pierre et de piétiner le persil qui croissait alentour. La table d'ardoise était divisée par une profonde lézarde, et quand mes doigts pesaient contre l'un des bords, une des parties basculait et de petits insectes, trottinant comme des tatous, sortaient de la crevasse et se livraient sur l'ardoise à des girations éperdues. De beaux caractères romains enguirlandaient l'hémicycle des heures, dont j'avais voulu connaître le sens dès la première fois: «Lædunt omnes, ultima necat» (Toutes les heures nous blessent, la dernière nous tue).
Cette inscription mélancolique, gravée depuis plusieurs siècles, autant que la magie du soleil qui venait là complaisamment traduire en chiffres les étapes de sa course, me laissaient l'impression que quelque chose se passait à cet endroit, qui n'était pas tout à fait ordinaire. Ce carré d'ardoise était en relations avec le ciel, et de ces relations une grande vérité triste s'était dégagée, formulée et imprimée là.
Et je serais volontiers demeuré longtemps à contempler ce cadran. Je guettais la pointe d'ombre qui se promenait lentement sur les petites rainures des quarts d'heure, comme si elle eût été la plume de Dieu même, et j'osais espérer qu'elle écrirait peut-être un jour un mot pour moi.
Si, par hasard, quelqu'un montait les marches, je redoutais d'être surpris inerte et désœuvré. Alors je rougissais comme si j'eusse fait mal, parce que j'étais certain que l'on me trouverait ridicule. Et je n'eusse jamais osé dire à personne ce que je pensais, ni parler de mon plaisir. Cependant, à part moi, j'avais ma fierté d'évoquer des merveilles.
C'est dans cette attitude qu'un jour je fus brusquement secoué par quelqu'un qui était venu derrière moi à pas de loup. Ce quelqu'un avait de petites mains de fer qui s'appliquèrent sur mes yeux comme des griffes, tandis qu'une voix qui n'était pas désagréable demandait:
—Qui est là?
Puis elle commanda si impérieusement que je crus entendre cingler un fouet:
—Dites vite qui est là.
Je ne disais rien, parce que je ne savais pas qui était là. Alors on se mit à trépigner si fort que l'on m'égratignait les talons:
—Dites qui est là! Dites qui est là!… Mais dites donc quelque chose, petit sot!
Ce mot soulagea le diable qui m'écorchait, car il ouvrit ses mains de fer. Ce diable était une fillette, plus âgée et plus grande que moi, et qui, malgré son agression, me parut élégante et jolie. Lorsqu'elle vit le masque de clown, taché de rouge et de blanc, que ses doigts m'avaient fait, lorsqu'elle me vit si décontenancé, si ennuyé de ce qu'elle avait osé me dire, elle en fut aussitôt tout émue et m'embrassa. Elle m'embrassait avec le même emportement qu'elle avait mis tout à l'heure à me crever les yeux. Elle m'appelait son «ami chéri» et voulait absolument se faire pardonner ses violences. C'est moi qui fus confus; j'étais fort sensible aux caresses; je lui dis que je m'appelais Riquet; elle me dit:
—C'est moi Marguerite Charmaison.
Je la parai immédiatement de toutes les magnificences conçues dans mes rêveries. Son ardeur, ses élans et, tour à tour, sa grâce et ses câlineries achevèrent de m'éblouir.